C’est un rituel bien établi depuis 2009 : tous les deux ans, à la mi-septembre, Charleville-Mézières (Ardennes) se transforme pendant une dizaine de jours en capitale mondiale de la marionnette et devient un vaste castelet avec des spectacles quasiment en continu à la fois dans les salles, les écoles, les gymnases mais aussi dans les rues. Pour la 19e édition du Festival mondial des théâtres de marionnettes (FMTM) ‒ créé en 1961 par Jacques Félix, fondateur de l’association Les Petits Comédiens de chiffons ‒, ce sont quelque 400 représentations proposées par une centaine de compagnies venues de 25 pays différents qui sont programmées, du 16 au 24 septembre, rien que dans le « in », sans compter le foisonnement créatif du « off », avec sa multitude de micro-compagnies et d’artistes en tous genres venus tenter leur chance dans l’espoir d’attirer l’œil des badauds et récolter quelques euros « au chapeau ».

Cette année encore, professionnels et amoureux des marionnettes ont été au rendez-vous (en septembre 2015, la 18e édition avait attiré environ 170 000 visiteurs), et ce malgré une météo peu clémente ‒ la pluie a joué les invités de dernière minute dès le début du festival ‒ et des mesures de sécurité renforcées pour cause de plan Vigipirate ‒ comme de nombreuses autres municipalités, Charleville-Mézières avait décidé d’interdire en journée toute circulation de véhicules dans le centre-ville afin d’établir un périmètre entièrement sécurisé, et de demander aux équipes de bénévoles de contrôler les sacs à l’entrée des salles.

Dès le week-end inaugural des 16-17 septembre, les marionnettes ont littéralement envahi les façades des maisons et des bâtiments publics ; la place Ducale, version locale de la place des Vosges et centre névralgique de la manifestation ; les rues et les vitrines des magasins, notamment à travers plusieurs expositions de photographies en plein air qui ont recouvert les murs de la ville, comme celle de l’artiste Alice Laloy (compagnie S’appelle reviens), et son étonnante exposition « Pinocchio(s) » avec de grands portraits d’enfants transformés en pantins désarticulés.

Le tableau d’affichage avec la totalité de la programmation du Festival mondial des théâtres de marionnettes à Charleville-Mézières en septembre 2017. / C. M./« LE MONDE »

En ce début de festival, bon nombre de spectacles programmés dans les premiers jours affichaient déjà complet sur le grand tableau acccroché à l’entrée de la billetterie. En tendant l’oreille dans les files d’attente souvent longues devant les salles, il n’était pas rare d’entendre les habitué(e)s du FMTM dire qu’ils s’y étaient pris bien à l’avance pour réserver leurs places, dès l’annonce de la programmation en juin et l’ouverture de la billetterie en ligne, pour les plus organisés d’entre eux. Un vrai parcours du combattant pour certains obligés de s’inscrire sur une liste d’attente pour les spectacles les plus demandés dans l’espoir d’un désistement de dernière minute. D’où l’apparition d’un marché parallèle de places de seconde main proposées à la revente quelques heures avant la représentation. Un signe parmi d’autres de la fidélisation, au fil des éditions, d’un public de plus en plus nombreux, très attaché à ce rendez-vous bisannuel des arts de la marionnette. Un public de spécialistes et de fins connaisseurs qui souhaitent à la fois pouvoir retrouver d’une année sur l’autre des valeurs sûres comme la Québécoise Magali Chouinard ou l’Allemande Ilka Schönbein, qui font partie des grands noms de la profession, ou encore le Turak Théâtre de Michel Laubu, et découvrir de nouveaux artistes.

Anne-Françoise Cabanis, directrice du Festival mondial des théâtres de marionnettes et Jean-Luc Félix, son président, à Charleville-Mézières. / LA SEMAINE DES ARDENNES/VIRGINIE MENVIELLE

« Un lieu d’invention et de créativité incroyable »

Particulièrement riche et variée, la programmation de cette édition 2017 repose, comme l’explique Anne-Françoise Cabanis, directrice du festival depuis 2008, sur « l’envie première de montrer l’immense étendue des possibles des arts de la marionnette aujourd’hui. C’est un lieu d’invention et de créativité incroyable. On peut aussi bien manipuler des objets, de la matière, des formes et trouver des marionnettes en terre ou en glace ! C’est un art en ébullition, un terrain d’aventure extraordinaire, et une confrontation des imaginaires à faire partager sans modération ». Et d’ajouter : « Les arts de la marionnette ont gagné une place entière sur les scènes du spectacle vivant (…). Et l’on sait aussi que le théâtre de marionnettes croise et ferraille avec toutes les autres disciplines artistiques. Ce n’est pas un théâtre refermé sur lui-même, bien au contraire. » Autant dire qu’avec les spectacles présentés à Charleville-Mézières, on est loin de l’image un peu poussiéreuse et naïve du Guignol des jardins d’enfants. Sans pour autant renier une tradition séculaire qui fait toute sa richesse, l’art de la marionnette est tourné vers l’avenir et fait preuve d’une grande modernité.

A cet égard, les deux artistes « fil rouge » de cette année, auxquels le festival a donné carte blanche, Agnès Limbos, metteuse en scène et directrice artistique de la compagnie Gare Centrale (installée à Bruxelles) et Renaud Herbin, directeur du TJP Strasbourg-Centre dramatique national d’Alsace, sont emblématiques de ce pont jeté entre tradition et modernité. La première ne cesse de renouveler et de réinventer le théâtre d’objet, qu’elle a créé il y a une trentaine d’années avec plusieurs compagnons de route. Dans le cadre du festival, elle a d’ailleurs réuni sur scène sept pionniers, comme elle, du théâtre d’objet ‒ Jacques Templeraud, Charlot Lemoine, Tania Castaing, Katy Deville, Christian Carrignon, Giulio Molnar et Francesca Bettini ‒ pour une savoureuse séance d’improvisation, loufoque à souhait, intitulée La vraie-fausse histoire du théâtre d’objet. Par ailleurs, elle a présenté sa dernière création en date, Axe, de l’importance du sacrifice humain au XXIe siècle, un duo burlesque et déjanté, à la limite de l’absurde, dans lequel elle incarne, avec Thierry Hellin, un couple de dictateurs décadents dont l’univers s’écroule progressivement au sens propre comme au figuré.

MILIEU de Renaud Herbin / Teaser de Gurvan Le Naviel / TJP 2016
Durée : 02:38

Le second développe tout un travail autour du concept de COI (« corps-objet-image ») et de l’art de la manipulation, avec des marionnettes à fils de différentes tailles, comme dans Milieu, où il fait preuve d’une impressionnante maîtrise technique pour faire bouger un pantin avec d’immenses fils, perché à plus de trois mètres de hauteur au sommet d’un castelet exigu. L’un des quatre spectacles qu’il présente dans le cadre du festival est d’ailleurs une nouvelle création, présentée en première mondiale à Charleville-Mézières, Open the Owl (Ouvrir le hibou), qui revisite le théâtre traditionnel, en l’occurrence la collection de petites (une dizaine de centimètres pour la plupart) marionnettes de Milan Klemencic, datant de 1910 à 1940, conservée au Théâtre de marionnettes de Ljubljana (en Slovénie), grâce aux outils numériques et à la vidéo.

Ce spectacle propose une interprétation contemporaine d’un conte classique, Le Château des hiboux (1936). Le mélange entre marionnettes à fils reproduites d’après les modèles originaux du Slovène, projections vidéo pour montrer les coulisses du travail des artistes manipulateurs, et réécriture moderne du texte par deux auteurs contemporains, Franz Pocci et Célia Houdart, est une vraie réussite à la fois au niveau esthétique et dramaturgique.

Affiche du spectacle de la compagnie indonésienne, Putra Giri Harja 3, autour du marionnettiste (dalang), Dadan Sunandar Sunarya, « Wayang Golek Sundanais », à Charleville-Mézières. / C. M./« LE MONDE »

Des polichinelles du monde entier

Ce va-et-vient constant entre une tradition ancestrale et une modernité absolue constitue l’une des thématiques majeures de cette édition 2017. La marionnette comme art séculaire est omniprésente dans la programmation, notamment avec des événements comme la venue pour la première fois en France d’une compagnie indonésienne, Putra Giri Harja 3, autour du marionnettiste (dalang), Dadan Sunandar Sunarya, qui présente trois soirs de suite, du 21 au 23 septembre, de 19 heures à minuit, sur la place Ducale, cinq heures de spectacle, le wayang golek sundanais (pratiqué à l’ouest de l’île de Java), avec des marionnettes traditionnelles à tige et en bois et un accompagnement musical au gamelan (un instrument collectif joué par une quinzaine d’interprètes). Autre rendez-vous désormais bien installé sur cette même place Ducale, les « Polichucales », des 5 à 7 quotidiens où se donnent rendez-vous des Polichinelles venus du monde entier pour des joutes verbales.

Extrait du spectacle "Noirs comme l'ébène" de la Cie Pseudonymo (Reims)
Durée : 01:30

Plus largement, de nombreux artistes présents dans la programmation « in » du festival s’inspirent de textes traditionnels pour les revisiter de façon plus ou moins radicale et les mettre au goût du jour. Ainsi David Girondin Moab et sa compagnie Pseudonymo présentent une interprétation très personnelle et résolument contemporaine du conte de Blanche-Neige avec Noirs comme l’ébène. De même, dans sa dernière création en date, Possession, Violaine Fimbel avec sa compagnie Yokaï s’inspire de l’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll mais dans une version très sombre, contaminée et pervertie par l’univers d’Antonin Artaud.

Camille Trouvé et Brice Berthoud de la compagnie Les Anges au plafond poursuivent leur exploration de l’œuvre de Romain Gary après R.A.G.E. avec leur nouvelle création pour le festival, White Dog, une adaptation convaincante du roman Chien blanc, dans laquelle on retrouve à la fois tout l’univers artistique de la compagnie (marionnettes et décors en papier, jeux sur l’ombre et la lumière, musique live, etc.) et une réflexion très actuelle sur le racisme et la violence. Quant aux élèves diplômés de la 10e promotion (2014-2017) de l’Ecole nationale supérieure des arts de la marionnette (Esnam), dans leur spectacle de fin d’études, ils proposent une lecture très moderne et intelligente, pleine de jolies trouvailles visuelles et d’inventivité, d’un texte de Bertolt Brecht, Le Cercle de craie caucasien. Enfin, la troupe finlandaise (la Finlande fait l’objet d’un focus spécifique dans cette édition 2017) du Tehdas Teatteri, menée par Timo Väntsi et Tom Linkinen, plonge avec John-Eleanor dans les archives historiques et judiciaires du XIVe siècle avec le compte-rendu du procès de John Rykener, alias Eleanor, travesti et prostitué, arrêté et jugé en 1395 pour indécence et outrage aux bonnes mœurs. Le tout avec une bonne dose d’humour et une grande liberté de ton.

« White Dog », un spectacle de la compagnie Les Anges au plafond. / VINCENT MUTEAU

Le corps en perpétuelle mutation

L’autre thématique qui se dessine pour cette 19e édition du Festival tourne autour du corps et de ses mutations, transformations, métamorphoses. La marionnette est souvent conçue comme un double, un jumeau de l’artiste manipulateur, un corps qui à la fois attire et répugne, un corps parfois soumis à d’étranges phénomènes. C’est le cas notamment dans Mue, un spectacle conçu et interprété par Carine Gualdaroni (compagnie Juste après), un étonnant solo de danse avec une marionnette de taille humaine, dont les traits du visage et les vêtements sont identiques à ceux de la danseuse. Une sorte de lutte (pour la survie ?) semble s’engager entre les deux personnages sur scène. De même, dans le cadre d’une programmation spéciale consacrée à la Finlande, l’artiste Laura Sillanpaa propose avec Crabe une réflexion originale et poétique autour de la maladie, le cancer du sein en l’occurrence, dans laquelle le mal qui ronge la femme revêt l’aspect d’une créature en forme de crabe, d’abord petite puis plus grande, contre laquelle la marionnettiste livre un combat sans merci.

Cette édition 2017 est également placée sous le signe d’un anniversaire : les 30 ans de l’Ecole nationale supérieure des arts de la marionnette (Esnam), rattachée à l’Institut international de la marionnette (IIM), qui, pour l’occasion, a inauguré de nouveaux locaux installés dans un ancien magasin et beaucoup plus spacieux que les anciens, permettant d’accueillir un plus grand nombre d’élèves (deux promotions en parallèle). Preuve de la volonté de Charleville-Mézières de se tourner vers l’avenir et d’investir durablement sur la formation des nouvelles générations de marionnettistes. Une façon aussi d’affirmer son rôle dans le cadre du label national pour les arts de la marionnette, créé en février 2017 par le ministère de la culture. Avant de célébrer les 20 ans du Festival mondial des théâtres de marionnettes en septembre 2019.

Au pays des merveilles de Violaine Fimbel

Pénétrer dans l’atelier de la compagnie Yokaï, rue Pierre-Gillet, non loin de la place Ducale, c’est entreprendre un voyage dans l’univers étrange de l’artiste Violaine Fimbel, peuplé de créatures inquiétantes comme cette Alice animée aux yeux bleus qui s’emplissent soudain de larmes noires et dont le visage finit par se recouvrir d’un masque grimaçant (un symbole de la contamination de l’univers de Lewis Caroll par celui d’Antonin Artaud, au centre du spectacle Possession). Dès sa sortie de l’Ecole nationale supérieure des arts de la marionnette (Esnam, 9e promotion, 2011-2014), diplôme en poche, en octobre 2014, cette jeune marionnettiste et plasticienne (et bientôt aussi magicienne car elle a entrepris une formation sur la magie nouvelle au Centre national des arts du cirque) décide de fonder sa propre compagnie, baptisée Yokaï, un terme japonais pour désigner un monstre, et plus largement un phénomène surnaturel, ou tout ce qui n’est pas humain.

Originaire de la région de Charleville-Mézières, elle a choisi de s’y installer pour y développer ses créations, déjà au nombre de trois, et toutes placées sous le signe d’une « inquiétante étrangeté » : Volatil(e)s, Possession et Gimme Shelter (en cours d’écriture à partir d’une première version courte, Noctarium, et dont la création dans son intégralité est prévue pour la 20e édition du FMTM en septembre 2019). Dans cet ancien magasin de musique, la troupe de Violaine Fimbel, composée d’un noyau dur de quatre personnes venues de France, du Brésil, de Slovénie et d’Allemagne, peut bricoler à son aise, construire des marionnettes de toutes les tailles (notamment toutes les créatures originales, mi-humaines mi-animales, du spectacle de fin d’études de la 10e promotion de l’Esnam d’après Brecht) et disposer d’un plateau de représentation pour tester ses spectacles en grandeur réelle, qu’elle peut aussi mettre à disposition d’autres compagnies de la région et d’ailleurs.

19e Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières (Ardennes), jusqu’au 24 septembre. www.festival-marionnette.com