La lanceuse d’alerte, Céline Boussié, devant le tribunal correctionnel de Toulouse, le 19 septembre 2017. / PASCAL PAVANI / AFP

Quand elle apparaît dans le tribunal correctionnel de Toulouse, où elle comparaît pour diffamation, mardi 19 septembre, Céline Boussié a l’allure altière des femmes sacrifiées. Sa fille à la main, avec une assurance peu coutumière sur le banc des prévenus, elle s’avance d’un pas vif et déterminé vers ses nombreux soutiens, venus remplir la salle d’audience devenue trop exiguë.

Comme trois lanceurs d’alerte avant elle, cette ancienne employée de l’institut médico-éducatif (IME) de Moussaron, à Condom (Gers), est jugée « pour avoir rompu la loi du silence et tenté de faire connaître la vérité ». Celle de vingt ans de maltraitance présumée, visant des jeunes polyhandicapés, pensionnaires de cette structure où elle a travaillé de 2008 à 2014.

Alors que ses trois compagnons d’infortune ont été condamnés, la mère de famille de 43 ans s’est installée « confiante et sereine » face aux juges toulousains, déterminée à faire de ce procès celui de son employeur – qui ne fait l’objet d’aucune poursuite à l’heure actuelle.

Deux interviews

La directrice du centre lui reproche deux interviews, diffusées en février et mars 2015, sur LCI et Europe 1 – la radio étant également poursuivie. Interrogée à l’époque en tant que présidente de l’association Handi’Gnez-vous, créée après son départ de l’institut pour soutenir ceux qui hésitent à dénoncer la maltraitance, la lanceuse d’alerte détaille les mauvais traitements infligés aux enfants du centre : « Je parle de décès, de manque de soins, d’enfants attachés et enfermés, de camisole chimique [neuroleptiques qui rendent les enfants apathiques] », énumère-t-elle sur LCI.

C’est parce que « des choses dysfonctionnent de manière très grave » qu’elle décide de « mener la résistance de l’intérieur pendant sept longues années de calvaire ». Sur Europe 1, la mère de famille évoque, une nouvelle fois, les faits de maltraitance et s’étonne que l’Etat ait renouvelé l’agrément de l’établissement cette même année. C’est pour ces propos que Céline Boussié se retrouve sur le banc des prévenus.

« Maltraitances institutionnelles »

Ces propos ont été corroborés par une enquête de l’agence régionale de santé Midi-Pyrénées (ARS), saisie en mai 2013 par Céline Boussié, alors qu’elle était en arrêt maladie, rappelle Fiodor Rilov, l’un de ses deux avocats. Le rapport de 400 pages, rendu à l’automne de la même année, fait état de « maltraitances institutionnelles », rappelle le conseil. La ministre déléguée aux personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, avait alors placé l’établissement sous administration provisoire et déposé une plainte pour abus de bien social et abus de confiance, en novembre 2013 – plainte classée sans suite.

Deux mois plus tard, une enquête de Zone interdite sur M6, dont le tribunal a visionné un extrait, confirme les accusations de Céline Boussié. Sur les images tournées en caméra cachée par un employé anonyme, des enfants sont assis en rang d’oignons sur des seaux où ils font leurs besoins. Tous dorment attachés à des lits à barreaux trop petits, et certains sont enfermés dans des box en Plexiglas.

« Des images fiables », assure le journaliste à l’origine du reportage, appelé à détailler les méthodes utilisées pour réaliser ce film. Pendant la diffusion de l’extrait de neuf minutes, des parents d’enfants handicapés peinent à étouffer leurs sanglots, ces images ravivant pour certains « leur culpabilité d’avoir laissé leur enfant dans une telle structure, faute de place ailleurs », commente une mère de famille à la barre.

« En tant que parent, c’est douloureux de ne pas avoir les compétences nécessaires pour garder nos enfants », abonde Julia, qui a confié trois semaines sa fille Lina à l’IME, en 2013. Selon la mère de famille, la jeune fille de dix ans à l’époque des faits est revenue en manifestant « des régressions évidentes » et « des excès de violence ». « Elle n’avait plus aucune autonomie, elle était shootée aux médicaments et n’arrivait plus à marcher », se remémore Julia, une photo de sa fille tout sourire sur son tee-shirt blanc.

« Tout un système »

Employé à l’IME entre 2003 et 2007, un psychomotricien fait part à la barre de son « malaise » lorsqu’il est arrivé à l’institut. Après plusieurs minutes d’un témoignage crispé et louvoyant, le témoin ose en dire davantage, évoquant « l’indigence des soins accordés aux enfants » et leur « condition de vie indigne ».

Mais pourquoi s’être tu ? Pour l’ancien employé, délégué syndical à la CGT-Santé, il s’agit de « tout un système ». D’un côté, des parents « impuissants face aux menaces de la direction de leur rendre leur enfant ». De l’autre, des employés « terrorisés à l’idée de perdre leur emploi », dans une zone où l’IME est l’un des principaux employeurs.

Le psychomotricien, qui fait valoir son jeune âge pour justifier son absence de dénonciation à l’époque, fait partie des salariés qui ont quitté leur poste sans rien dire, « pour pouvoir continuer sa carrière ailleurs ». Selon Loïc Padonou, le second avocat de Céline Boussié, dix-huit employés du centre ont démissionné entre 2010 et 2011. « Moi, je n’ai pas osé dénoncer, je n’avais pas les capacités de supporter ce que Céline a vécu », commente le professionnel, évoquant « un combat juste ».

« Aveu judiciaire »

Licenciée en mai 2014 pour inaptitude à tout poste, « comme pas mal d’autres employés », Céline n’a pas retrouvé d’emploi et vit avec le RSA. « Etre lanceur d’alerte, c’est un suicide professionnel, social et familial », résume la mère de famille. Elle raconte les menaces répétées, « qui perdurent encore aujourd’hui », le placement sous protection policière pendant plusieurs mois, les déménagements successifs, etc.

Dans sa plaidoirie, Laurent De Caunes, l’avocat de l’IME, remet en cause « la bonne foi de la lanceuse d’alerte », estimant qu’elle a dénoncé ces pratiques pour « se mettre à l’abri et se venger », « parce qu’elle était en situation difficile au sein de l’institut ». Concernant les maltraitances, Me De Caunes évoque « des fantasmes » ou du moins « des pratiques courantes dans le milieu du handicap », réclamant d’entrer en voie de condamnation et une amende d’un euro symbolique.

Pour la défense, la démarche de Céline Boussié s’inscrit, au contraire, « dans l’intérêt général ». Me Rilov considère que son contradicteur est à l’origine « d’un aveu judiciaire », en reconnaissant à demi-mot les faits de maltraitance. Le conseil demande la relaxe « pour que cesse la peur de dénoncer et que la torture dans ces instituts s’arrête ». Au sortir du tribunal, il confie vouloir se pencher sur les poursuites possibles à l’encontre de l’institut. « Ce n’est que le début », prévient Céline Boussié, « la question de la maltraitance n’est pas réglée ».