Emmanuel Macron, entouré de Muriel Pénicaud et Christophe Castaner, signe les ordonnances réformant le code du travail, à l’Elysée, le 22 septembre. / PHILIPPE WOJAZER / REUTERS

Thomas Breda, chargé de recherche au CNRS, spécialisé en économie du travail, a répondu aux questions des lecteurs du Monde.fr à propos de l’impact de la réforme sur les salariés et sur les négociations au sein des entreprises.

Anna : Peut-on dire qu’avec cette réforme le poids des syndicats au sein des entreprises est considérablement affaibli ?

Thomas Breda : Ce n’est pas si direct. Les ordonnances offrent la possibilité de signer des accords en l’absence de syndicat dans les entreprises de moins de 50 salariés. Mais lorsqu’il y a des syndicats, ce sont toujours eux qui négocient. Disons plutôt que les ordonnances auraient pu aller vers un renforcement des syndicats dans ces entreprises pour qu’ils soient davantage sollicités. Ce n’est clairement pas l’option qui a été retenue.

Ensuite, la fusion des instances représentatives du personnel suscite de fortes inquiétudes, notamment parce que le détail des moyens qui seront alloués à la nouvelle instance (le comité social et économique) ne sera précisé que par décret.

RS : Concrètement que se passe-t-il pour les élus CE en place ? Vont-ils jusqu’au bout du mandat ? sont-ils remplacés par les DP ? Des élections doivent-elles être organisées avant une certaine date ?

A priori les mandats peuvent se poursuivre jusqu’au 31 décembre 2019, au plus tard. Si l’élection est prévue en 2019, cela ne posera pas de problème, c’est la nouvelle instance qui sera mise en place. Mais si elles n’ont pas encore eu lieu à cette date, il faudra tenir de nouvelles élections pour créer le comité social et économique (CSE).

Si les élections sont prévues avant le 31 décembre 2018, l’employeur peut unilatéralement prolonger d’un an les mandats et repousser d’autant la création du CSE. Cela aussi suscite des inquiétudes, parce qu’il n’est pas totalement certain que la protection contre le licenciement dont bénéficient les représentants du personnel soit également prolongée (même si on peine à imaginer qu’elle ne le soit pas).

Enfin, les instances peuvent être fusionnées à tout moment par accord d’entreprise.

Carole L. : Au sujet de l’ordonnance permettant à une multinationale de licencier en France même si la société mère se porte à merveilles : y-a-t-il beaucoup de sociétés en difficultés en France qui pourraient être tentées de licencier grâce à cette ordonnance ? Une étude a-t-elle été menée pour mesurer l’impact de ce changement ?

Je ne crois pas qu’il y ait d’étude et qu’on ait de véritable visibilité sur ce point. On peut souligner au passage que sur l’ensemble des dispositions de cette réforme et de la précédente (loi El Khomri), on ne dispose que de très peu de travaux empiriques sérieux. Il y a donc beaucoup d’incertitudes sur les effets de ces réformes, ce qui peut expliquer l’absence de consensus, y compris parmi les « experts ».

Pour revenir au licenciement économique en France pour une multinationale qui serait profitable sur le plan international, les inquiétudes portent plutôt sur les risques de délocalisations d’établissements français qui seraient tout de même rentables, mais le seraient encore plus ailleurs. La porosité comptable entre les établissements d’une entreprise pourrait rendre faisable ce type de pratiques.

Q : Y a-t-il eu une étude statistique permettant d’estimer l’impact de ce plafonnement des indemnités ? Plus généralement, existe-t-il des jeux de données en libre accès des décisions prud’homales permettant de faire des études statistiques ?

Oui, on a quelques éléments sur ce sujet. Des données ont été collectées sur les décisions rendues et les indemnités allouées lorsque les procédures vont jusqu’en cour d’appel. Les plafonds proposés correspondent approximativement à la moyenne de ce qui était accordé par les cours d’appel, soit environ 1 mois d’indemnité par année d’ancienneté. Je n’ai plus en tête le nombre de personnes qui seraient impactées, mais il n’est pas négligeable.

Le ministère de la justice fournit des données agrégées par juridiction en libre accès. Avec l’Institut des politiques publiques, nous allons publier une note basée sur ces statistiques dans les prochains jours.

Juju : Finalement, cette réforme entérine la fin du pouvoir des syndicats dans les entreprises. Ne faut-il pas d’une certaine manière s’en réjouir ?

Je ne crois pas. Une question intéressante de l’enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise (Réponse) de la Dares montre que 92 % des employeurs se déclarent d’accord avec l’affirmation « les salariés sont en mesure de se défendre directement ». En revanche, quand on pose la même question directement aux salariés, seulement 42 % se déclarent être en mesure de se défendre seuls.

Ensuite, le contournement des syndicats ouvre la porte à de nombreux abus dans des situations où les salariés seront mal armés pour se défendre. Il aurait mieux valu renforcer les syndicats et leur légitimité que de vouloir les contourner.

El Gringo : Seriez-vous d’accord pour dire que cette réforme risque de précariser davantage les travailleurs ? Par ailleurs, ne risque-t-elle pas de transformer un grand nombre de chômeurs en travailleurs pauvres ?

Oui, c’est mon diagnostic. Pour des effets assez incertains sur l’emploi ou l’innovation, les réformes en cours vont rendre plus instables les relations d’emploi et accroître les inégalités. Les pays nordiques et leur flexisécurité sont souvent invoqués comme modèle. Mais les aspects « flexibilité » sont ici bien plus développés que les aspects « sécurité ». Certains arguent que la sécurité viendra plus tard, avec les réformes de la formation professionnelle et de la protection sociale, mais ce n’est pas totalement crédible.

Par exemple, les pays nordiques pratiquent la cogestion dans les entreprises : de nombreux salariés siègent dans les conseils d’administration. Or ce sont bien les ordonnances actuelles qui auraient dû mettre en place la cogestion si l’objectif était de faire comme les pays nordiques ou l’Allemagne. On est pour l’instant plus proche d’un virage vers le modèle anglo-saxon, dont on sait qu’il est très inégalitaire.

Dans un contexte historique d’accroissement des inégalités sur le marché du travail depuis plus de 40 ans dans la plupart des pays développés, un tel choix politique semble risqué. Certains considèrent qu’il n’y a pas le choix. Je pense qu’il y a une forme de renoncement politique à ne pas chercher d’autres solutions, plus consensuelles, et générant moins d’inégalités.