Angelique Kidjo lors de la cérémonie des Grammy Music Awards à Los Angeles, le 15 février 2016. / MARK RALSTON/AFP

Je ne serais pas arrivée là si…

Si mon père n’avait pas mis ses trois filles à l’école. Lui si calme, si digne, si pince-sans-rire, pouvait se transformer en lion furieux sur la question de l’éducation. Zéro tolérance pour la connerie humaine et ses manifestations comme le racisme ou l’antisémitisme ! Alors il tenait à ce que ses filles soient scolarisées, au même titre que ses sept fils.

Pour comprendre la complexité du monde et penser en liberté. Il me disait : « J’ai un petit salaire ; et ta mère déploie des talents d’ingéniosité pour que vous puissiez manger trois repas par jour et que votre scolarité, vos livres, vos uniformes soient payés. Car la seule richesse que je peux vous donner, c’est une éducation. Ce que vous en ferez après, ce sera votre choix. Mais je veux faire de vous des hommes et des femmes de raison. »

Il faisait partie de ces gens éclairés…

C’était un sage. Et j’aimerais que toutes les filles d’Afrique aient ma chance et que leurs pères comprennent qu’elles peuvent accomplir des choses extraordinaires si on leur donne la possibilité de déployer leurs ailes. Papa avait décrété que notre maison de Cotonou était une zone de liberté. Il ne se souciait pas de ce que nous faisions en dehors des repas, pourvu que nos devoirs soient faits avant d’aller nous coucher.

Seule contrainte : se retrouver tous ensemble au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner. Car autour de la grande table, on discutait. Et je vous assure que c’était vivant, il y avait de ces pugilats ! Tous les sujets étaient abordés : la religion, la drogue, la sexualité. Mon père nous encourageait à débattre et mon frère Yves ne se gênait pas, toujours dans la contestation. Papa le laissait faire. « Tant que c’est logique et qu’on parle dans le respect les uns des autres, vas-y ! disait-il. Envoie tes arguments ! » On riait. C’était joyeux et libre.

Une smala de dix enfants ne devait pas être facile à gérer !

C’est la question que j’ai posée à maman il y a peu : mais comment as-tu fait avec dix gosses ? « Je ne réfléchissais pas », m’a-t-elle dit. Les journées étaient structurées par les repas et l’école. Et pendant les vacances, tout le monde mettait la main à la pate et prenait son tour de cuisine. Garçons et filles. De vielles tantes s’alarmaient : « Tu vas faire de tes garçons des filles ! » Ma mère tenait bon : « Il n’est écrit nulle part qu’une femme doive être l’esclave d’un homme. »

Et elle nous expliquait : « Quand j’ai épousé votre père, il ne savait même pas faire bouillir de l’eau ! Combien de fois n’a-t-il pas failli mettre le feu à la maison alors que je lui demandais un service ? Je ne veux pas qu’une seule de mes belles-filles vive le cauchemar que j’ai enduré. Mes garçons devront savoir tout faire ! » C’est le cas. Mes frères savent faire le marché, cuisiner, coudre, couper les cheveux… Croyez-moi, ce n’est pas si fréquent au Bénin.

C’était là un discours féministe.

Bien sûr ! Maman était très moderne. Elle faisait partie d’un groupe destiné à promouvoir le droit de vote des femmes, le droit de choisir son partenaire, le droit à l’avortement. Je me souviens que la présidente de ce groupe m’avait appelée un jour pour que je chante avec elles un air de la grande chanteuse Miriam Makeba sur lequel elles avaient mis leurs propres paroles : « Ne faites pas de mal aux femmes, ne les maltraitez pas. Vous devez les respecter parce qu’une femme est un trésor. »

J’avais 8 ans et chanter avec elles, qui étaient si belles dans leurs boubous et leurs coiffes colorés, me donnait une formidable impression de force. Toute ma vie, j’ai continué d’associer la musique avec l’émancipation des femmes.

Le patriarcat était particulièrement oppressant dans cette société.

Comme partout ! Maman avait d’ailleurs créé une association des enfants uniques, Akogo, parce qu’elle avait vu la solitude dans laquelle s’étaient retrouvées sa mère, et même sa belle-mère, à cause de ce patriarcat. Mes deux grands-mères sont en effet devenues veuves à 35 ans. Dans une telle situation, la tradition exigeait que la femme épouse le frère ou le cousin du défunt. Or les deux ont refusé : « OK avec l’idée qu’épouser un homme, c’est aussi épouser sa famille. Mais pas question de coucher dans un lit avec son parent ! »

A partir de ce moment-là, elles ont perdu tout soutien. A elles de se débrouiller toutes seules avec leurs enfants. C’est ce qu’elles ont fait en ouvrant des commerces. Les femmes sont fortes dans ma famille.

Vous n’avez rien à leur envier !

Moi, petite, j’étais une pile électrique. Un derviche tourneur. « Tu me donnes le tournis ! », disait maman. J’avais une énergie vitale dingue, convaincue, jusqu’à mes 12 ans, que j’étais un garçon. Les robes, les chaussures vernies et les socquettes blanches, quelle horreur ! C’est nus pieds que je me sentais bien. Pour grimper aux arbres, jouer au foot, suivre mes frères. Quant aux poupées, je détestais. Il y avait tant d’autres jeux plus passionnants.

J’étais d’une telle curiosité qu’on m’avait surnommée « quandquoicomment ». Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi on a dit ça ? Comment on fait ça ? Quand j’arrivais au village avec toutes mes questions, mes oncles et mes tantes devenaient fous. Il n’y avait que mon oncle Koussa pour s’émerveiller que je sois si curieuse de nos traditions. C’était pourtant normal ! Rien n’est écrit chez nous. Si tu ne poses pas de questions, tu ne connais rien !

Et puis vous chantiez !

Depuis toujours. Avant même d’avoir prononcé ma première phrase, assurait mon père. Quand j’entendais de la musique quelque part, je laissais tout en plan et hop ! Je courais. Il fallait que je trouve d’où ça venait. Rien ne pouvait m’arrêter.

Une tradition de famille ? Un don particulier ?

Quand ma mère est tombée enceinte de moi, elle a prié tous les dieux pour que je sois une fille. Mon père disait : « Pourquoi tu me regardes ? C’est pas moi qui décide ! » Mais elle lui répétait : « Je veux une fille ! » Mon père se moquait : « Tu n’aimes pas les mecs ? » Et ma mère s’énervait : « Attends ! Combien de mecs je t’ai déjà faits ? Cinq ! »

Or c’est à ce moment-là qu’une tante, qu’on appelait Rossignol, et qui était détentrice des chansons traditionnelles de la famille, a été contrainte, pour des raisons de santé, de venir séjourner chez nous à Cotonou. Et tous les jours, elle chantait, la bouche collée contre le ventre arrondi de maman, en disant : « Tu auras une fille, et elle chantera. » Eh bien ses chansons me sont mystérieusement entrées dans la tête. Quand je les chantais, fillette, tout le monde était sidéré : mais comment tu connais ça ? Je répondais : « Je ne sais pas… »

Quand avez-vous compris que vous alliez en faire votre métier ? Plus qu’un métier d’ailleurs, un mode de vie, un engagement ?

J’avais appris à 9 ans l’existence de l’esclavage. Et à 15 ans, celle de l’apartheid en Afrique du Sud. C’était sur une chaîne de télévision nigériane qu’on avait réussi à capter et sur laquelle Winnie Mandela parlait de son mari et de sa lutte contre le régime raciste. Ce fut un choc incroyable. Comme si le monde et les valeurs dans lesquels m’avaient élevée mes parents s’écroulaient. J’ai ressenti une angoisse et une douleur immenses. Quelle injustice, me disais-je ! Il faudrait avoir honte ou peur à cause de la couleur de sa peau ? C’était inconcevable !

J’ai tout de suite écrit une chanson qui s’appelait Azan Nan Kpé, « le jour viendra » en langage fon. Mon père l’a écoutée et m’a regardée dans les yeux : « Je comprends ce que tu ressens. Mais la haine et la violence n’ont pas de place dans cette maison. Ton rôle, en tant qu’artiste, n’est pas de mettre de l’huile sur le feu mais d’unir les gens. Alors, soit tu réécris ta chanson et tu tires quelque chose de positif de la douleur que je vois dans tes yeux, soit tu ne chanteras plus jamais. » Je suis repartie et j’ai changé complètement ma chanson. Ce fut le début d’une prise de conscience sur la responsabilité des artistes qui a influencé toute ma vie.

Vous vous donniez déjà une mission ?

L’injustice est ce qui me révulse le plus depuis que je suis gamine. Elle m’est insupportable. A la maternelle, je pouvais me battre si un enfant prenait le jouet d’un autre. Et au fil des années, toutes les bagarres auxquelles j’ai été mêlée étaient liées à cette notion. Et puis mon père m’a fait comprendre qu’utiliser mes poings était un signe de défaite absolue. C’est avec son cerveau qu’il faut se battre. Et de façon pacifique.

Alors j’ai mûri l’idée de devenir avocate spécialiste des droits de l’homme. Ou alors chanteuse, comme Miriam Makeba, dont les chansons avaient une force et un sens très politiques.

Vous avez commencé à vous produire très jeune sur les scènes du Bénin. A 19 ans, vous aviez même déjà sorti un disque.

Enregistré en une nuit ! Le portrait de la pochette avait été pris par mon frère Alfred dans le studio photo de mon père, la robe dessinée par ma mère. Ce disque a tellement tourné sur toutes les radios d’Afrique de l’Ouest qu’un tourneur très renommé a accepté d’organiser un grand concert au Togo, avant de se rétracter deux mois avant la date : « Franck, je suis désolé, a-t-il dit à mon père. J’adore la voix de ta gamine. Mais elle est vraiment trop petite, personne ne la verra sur scène. Je ne veux pas investir. » Mon père est devenu fou : « Tu te rends compte de la bêtise de tes propos ? Où as-tu appris que les artistes devaient être grands ? C’est à la taille que tu mesures le talent ? »

Eh bien lui, qui était postier et ne connaissait rien à la promotion musicale, a relevé le défi. Et toute la famille a fait corps. Il a fait fabriquer des T-shirts, refait les invitations, modifié de sa main toutes les affiches du concert, investi ses économies. Le concert a bien eu lieu, déclenchant un énorme bouche-à-oreille qui a lancé ma carrière en Afrique.

Et pourtant, vous avez décidé de partir.

Je n’avais plus le choix. Le régime marxiste avait anéanti toute liberté d’expression et la dictature avait transformé chaque citoyen en espion potentiel. La suspicion était partout, même au sein des familles. Quant aux artistes, ils étaient réquisitionnés pour écrire et chanter les louanges de la révolution. J’ai dit non. Impossible. Il fallait donc que je parte. Alors la famille s’est organisée pour m’extrader vers Paris, dans le plus grand secret. C’était le 10 septembre 1983. J’avais 23 ans.

Vous débarquiez du Bénin mais vous étiez Française !

Oui. J’étais née deux semaines avant que le Bénin n’obtienne son indépendance et donc, légalement, j’étais aussi française que ces Parisiens qui ne répondaient pas à mes sourires dans le métro et ne concevaient pas qu’une Noire ait la même nationalité qu’eux. Les débuts furent difficiles. J’ai eu faim et froid. J’ai fait une multitude de petits boulots. Mais j’ai eu la chance d’être beaucoup sur scène grâce à un pianiste de jazz hollandais et génial, amoureux de musique africaine, tout en suivant les cours d’une école de jazz. C’est là que j’ai rencontré Jean, philosophe et musicien, avec qui j’ai chanté, un soir de Fête de la musique.

Et avec qui vous êtes mariée depuis trente ans.

La passion que nous éprouvions l’un pour l’autre se confondait avec celle, dévorante, que nous avions pour la musique. On parlait, on jouait et on créait ensemble, sans cesse. On partageait tout. Et nos familles n’étaient finalement pas si différentes qu’elles en avaient l’air. Ses parents, profs et gauchistes, étaient aussi ouverts et généreux que les miens et se fichaient bien de ma couleur.

Et puis, notre couple s’est fondé sur quatre principes : 1) l’amour sans respect absolu de l’autre, ça ne marche pas. 2) ne jamais se coucher fâchés, on règle les problèmes avant d’éteindre la lumière. 3) on ne demande pas à l’autre de choisir entre sa famille et ses amis. 4) constamment révérer la liberté de l’autre et prendre le temps de s’assoir et discuter du moindre problème. Je ne me serais jamais engagée dans une relation sans avoir posé des bases. Après c’est trop tard.

Vous avez rapidement été invitée à faire la première partie de votre maman musicale, Miriam Makeba, à l’Olympia, un label de disque prestigieux vous a signée, et les rencontres avec des musiciens stars se sont enchaînées : James Brown, Peter Gabriel, Carlos Santana, Celia Cruz, Alicia Keys…

On me demande parfois pourquoi je suis généreuse dans mon métier et pourquoi j’invite tant de gens sur ma scène. Mais c’est parce que j’ai de la mémoire ! Je me souviens que des gens m’ont tendu la main à mes débuts. Je n’ai pas été élevée dans la culture du « prendre prendre prendre ». Ma grand-mère me disait toujours : « Quand tu donnes, tu reçois plus ! » C’est tellement vrai.

Et certaines rencontres nourrissent. Celles avec des artistes restés humbles malgré leur talent, et avec une intégrité, une parole, des valeurs. Celles avec d’immenses personnages comme Nelson Mandela et Desmond Tutu, qui ont toujours parlé avec leur cœur et leurs tripes, et me font me sentir si petite.

Quels sont les thèmes que vous avez le plus à cœur de chanter ?

Les droits des êtres humains. Le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme proclame que tous les êtres naissent libres et égaux en droits. Eh bien cet article est sans cesse bafoué. Et cela me révolte. Le patriarcat dénie aux femmes des droits essentiels, alors même que les pires machos ont un coup de sang dès qu’on touche à leur mère. Quelle schizophrénie ! Mes chansons évoquent les mariages précoces, les unions forcées, les violences conjugales. Mais aussi l’amitié et la solidarité qui nous lient. Je parle aussi des enfants, de la liberté d’expression, de justice politique pour les opposants d’un régime… Chanter avec un message donne du sens à ma vie.

Et presqu’à chaque concert vous évoquez l’esclavage.

Parce qu’on n’en a pas fini avec cette histoire ! Et qu’elle n’a jamais été correctement racontée. Un crime a été commis contre les Africains, qu’on accentue encore en déniant à ce peuple le droit à sa propre histoire. On ne vit pas, en Afrique. On survit. C’est pour cela qu’en allant chercher ma récompense, sur la scène des Grammy Awards, en 2007, je me devais de rappeler à tous que l’Afrique est le berceau de l’humanité.

L’année suivante, Barack Obama était élu président des Etats-Unis et vous étiez invitée à chanter le soir de son investiture…

Avec quelle allégresse ! Quel optimisme ! J’avais l’impression que le monde bougeait enfin dans la bonne direction. Ce couple avait la grâce. Et Michelle Obama, que j’ai rencontrée à la Maison Blanche après son discours sur les jeunes filles kidnappées par Boko Haram, m’a bouleversée. On a beaucoup parlé ensemble de ce qu’il est possible de faire pour faciliter l’éducation des jeunes filles dans les différentes communautés.

Car c’est au fond ce qui me tient le plus à cœur avec ma fondation, Batonga, qui délivre des centaines de bourses à des écolières pour les faire accéder à l’enseignement secondaire. Il faut qu’elles deviennent leaders, qu’elles influent sur le sort de l’Afrique. Les femmes sont la colonne vertébrale de ce continent.

Et l’élection de Donald Trump ?

Cette fois, c’est de chanter le lendemain de son investiture qui m’a fait du bien. C’était le 21 janvier 2017, à la grande marche de protestation des femmes, et ce fut cathartique, car depuis l’élection du mois de novembre, Jean et moi étions sonnés. Dans une douleur corrosive et dans une incrédulité qui nous rendait impuissants. Et puis il y a eu cette marche organisée à Washington. Ces femmes qui arrivaient de Minneapolis, de Seattle, de La Nouvelle-Orléans, de tous les coins des Etats-Unis, afin de marcher ensemble et d’exprimer à la fois peur et formidable détermination. C’était radieux et c’était fou. Il y avait Angela Davis, Gloria Steinen, Alicia Keys, Cher, Madonna, plusieurs générations de militantes et d’artistes, vibrantes et solidaires.

Quand je suis montée sur scène et que j’ai entamé la chanson de Sam Cooke A Change is Gonna Come, j’ai senti une onde qui traversait la foule, dont je ne voyais même pas la fin. Il a fallu que je me retienne pour ne pas pleurer. Je me suis dit que s’il y avait un bon Dieu, c’était ça, sa manifestation. Parce qu’il y avait de l’amour, de la foi, de la solidarité. Et que ce moment était tout simplement génial.

On fait des choix dans la vie. Certains peuvent être désastreux en termes de carrière, mais on ne peut pas ne pas les faire. Je reste fidèle aux valeurs de mon père, dont le souvenir m’accompagne. Et j’aime ce proverbe américain, si difficile à traduire en français : « If you don’t stand for something, you will fall for anything. »

Autobiographie publiée chez Fayard : « La voix est le miroir de l’âme », mémoires d’une diva engagée. 288 pages, 22 euros.

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