Faure Gnassingbé, président togolais bien installé sur son siège depuis douze ans, n’a probablement jamais entendu parler d’Abakar M., honorable chauffeur routier de 42 ans et père de deux enfants : « Plus, c’est embêtant, question de moyens. ». Il tire donc le diable par la queue dans le quartier d’Agoé, à la sortie de Lomé. Le chef de l’Etat devrait pourtant s’en méfier. Abakar appartient à cette communauté grandissante à Lomé et dans le nord du pays d’anciens électeurs acquis au pouvoir qui ont brusquement rejoint les rangs de l’opposition, convertis par les discours de Tikpi Atchadam. Le fondateur en 2014 du Parti national panafricain (PNP) peut potentiellement chambouler la scène politique togolaise.

Assis derrière une bière à la terrasse d’une buvette dressée dans une rue sablonneuse d’Agoé, Abakar, musulman à ses heures perdues, se prépare à rejoindre le 21 septembre le défilé du PNP. Ce jour-là, comme la veille, comme les 6 et 7 septembre, quatorze partis d’opposition déboulaient dans les rues de Lomé pour demander le départ de Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis la mort de son père, Eyadéma Gnassingbé, indéboulonnable et inflexible chef de l’Etat togolais de 1967 à 2005. « Cinquante ans sous le joug d’une même famille, c’est trop long ! », répète Abakar. Le slogan est en vogue. Mais ce qu’Abakar critique, c’est de se contenter d’un salaire mensuel de 30 000 francs CFA (environ 45 euros). « C’est après avoir mangé qu’on pense à s’habiller, résume-t-il. C’est de pire en pire. »

« Piétiner les plates-bandes du parti au pouvoir »

Un demi-siècle de pouvoir sans guère de partage – seule la Corée du Nord fait mieux –, ça use nécessairement. L’argument, d’un simplisme fédérateur pour l’opposition, a fait descendre des dizaines de milliers de personnes dans les rues de la capitale et d’ailleurs depuis le début de l’été. En 2015 pourtant, Abakar avait voté pour Faure Gnassingbé et son parti, l’Union pour la République (UNIR). Et la famille régnait déjà depuis un bail. Ça ne dérangeait pas Abakar. « Faure est mon frère du Nord, explique-t-il. Son père nous expliquait que, si on ne soutenait pas le pouvoir, les gens du Sud nous chasseraient d’ici. C’était un vrai chef, il savait taper du poing sur la table. Faure, on ne le voit pas, on ne l’entend pas, on ne sait même pas de quelle religion il est. »

Le quartier d’Agoé a accueilli l’exode rural d’une population du Nord choyée dans les mots par le pouvoir mais délaissée dans les faits. Abakar y est chez lui depuis trente ans. Et soudain, Agoé se rebelle. « Mécaniquement, les gens d’ici votaient pour le président. C’est l’un des rares quartiers de la capitale où le parti au pouvoir concurrençait l’opposition », explique Abel Klussey, né à Agoé et jeune diplômé en sciences politiques. « Mais c’était avant l’arrivée de Tikpi Atchadam. Il a trouvé les mots pour parler de la crise économique et sociale », ajoute-t-il.

Originaire de la région de Sokodé (centre nord), Tikpi Atchadam n’est pas un nouveau venu sur la scène politique. Il a fait ses armes dans le syndicalisme étudiant dans les années 1980, puis travaillé une dizaine d’années comme secrétaire général de préfecture. Mais, dernièrement, il a brusquement donné un coup de vieux à l’opposition historique enlisée depuis des années dans une lutte vaine menée par l’Alliance nationale pour le changement (ANC) de Jean-Pierre Fabre. « Il fait bouger les lignes à partir des gens de sa région. C’est la première fois qu’un leader du Nord piétine les plates-bandes du parti au pouvoir », reconnaît, presque à regret, Isabelle Ameganvi, présidente du groupe parlementaire ANC. Est-ce une comète ou une étoile durablement installée dans le ciel togolais ?

« Tikpi ou rien »

Les 20 et 21 septembre, les militants de l’ANC et de ses alliés – qui fournissent toujours l’essentiel des manifestants dans les rues de la capitale – ne se sont pas vraiment mélangés. « Il y a une unité d’action, un objectif commun, mais pas de coalition », nous a expliqué Tikpi Atchadam, rencontré dans sa villa d’Agoé, où depuis une dizaine de jours il se fait discret, craignant, dit-il, « pour [sa] sécurité ». A moins qu’il ne cherche là à peaufiner une image construite sur le souvenir des martyrs politiques togolais. Tel Tavio Amorin, jeune et bouillant leader panafricain assassiné il y a vingt-cinq ans et auquel Tikpi Atchadam ne manque jamais de se référer. « En ce moment, pense Isabelle Ameganvi, il est intouchable. »

Au-delà des accointances idéologiques, la référence à Tavio Amorin vise à casser les critiques du pouvoir et de l’opposition qui aimeraient enfermer son mouvement dans la seule défense, ethnique et religieuse, de sa communauté musulmane, les Tem. La propagande du pouvoir va même plus loin en dépeignant le PNP d’Atchadam comme un creuset islamiste. « Le PNP s’est arrogé les symboles guerriers tem : la couleur rouge et le cheval. Et c’est la première fois que j’entends des manifestants crier : Allahou akbar. Il ne faut pas mélanger politique et religion, c’est dangereux », s’inquiète le colonel Damehame Yark, ministre de la sécurité, qui insinue que le parti bénéficierait de financements de pays du Golfe. La ficelle n’est-elle pas trop grosse ?

« Tikpi Atchadam a élargi son audience. Les trois quarts des membres du PNP sont tem, mais ils ne représentent probablement pas plus du tiers de ses sympathisants convaincus par son discours social. Il touche aussi des intellectuels, même si aucun ne l’a encore assumé publiquement », précise Abel Klussey. Emmanuel, mécanicien, n’est ni intello ni musulman. Il est catholique, originaire d’une région méridionale frontalière du Bénin. « Pour moi, avant, c’était l’ANC ou rien. Maintenant, c’est Tikpi ou rien. Jean-Pierre Fabre n’a rien obtenu depuis tant de temps passé à manifester, lui aussi est usé », justifie-t-il.

« On ne veut pas couper la tête de Faure »

Des rubans rouges coloraient les manifestations de septembre à Agoé. Mais il n’y avait là aucun signe ostentatoire de radicalisme religieux, de propos haineux, ni d’argent d’ailleurs. Quasiment pas de tee-shirts ou de casquettes ornés d’un cheval. Ni drapeaux. Ni banderoles. Ni drones ou sonos hurlantes comme on en voit à chaque défilé du parti présidentiel. Le parti affirme vivre des cotisations volontaires de ses sympathisants. Samedi 23 septembre, à l’issue de la réunion hebdomadaire du PNP tenue dans une petite rue d’Agoé, le millier de personnes venu écouter Tchatikpi Ouro-Djikpa, l’un des adjoints du chef du PNP, a mis la main à la poche pour finalement réunir 290 000 francs CFA (environ 440 euros), une annonce saluée par une rumeur de satisfaction.

Une réunion très calme et sereine malgré l’agitation des derniers jours. « On ne veut pas couper la tête de Faure, c’est un frère, insiste Abakar. Il peut rester dans le pays, on a besoin de l’expérience d’un ancien président. Mais il doit quitter le pouvoir. Depuis douze ans, il n’a pas fait de réformes, pourquoi il en ferait maintenant ? On ne le croit plus. »

Le chef de l’Etat a certes lancé un processus de révision constitutionnelle qu’il dit répondre aux exigences de l’opposition. Elles réintroduisent des dispositions de la Constitution de 1992 – le Graal de la contestation – telles que le scrutin présidentiel uninominal à deux tours et la limitation à deux du nombre de mandats pour la même personne. Là où le bât blesse les attentes démocratiques des opposants – leaders et gens de la rue – c’est que le nouveau texte fondamental n’interdirait pas au président actuel de briguer un nouveau mandat de cinq ans en 2020, voire en 2025. Il sera probablement soumis à référendum dans les prochains mois. « Si le régime le fait, c’est qu’il garde une astuce sous la table », énonce Emmanuel qui, comme tant d’autres, ne croit plus à la transparence des élections.

La rue gronde

Il ne s’agit là que de théorie. Apparemment, le pouvoir contrôle tous les leviers : sécuritaire, économique, politique, législatif et judiciaire. Mais la rue togolaise gronde. Un communiquant de la présidence reconnaît que « le produit Faure Gnassingbé, un peu autiste, n’est pas le plus facile à vendre ». Ni dans son pays et ni chez les voisins d’Afrique de l’Ouest où la longévité de son régime est devenue l’exception. Mais il s’accroche. Et l’opposition, lassée des dialogues et autres « accords politiques globaux » sans lendemain, certes soutenue par l’Eglise, ne semble disposer à ce jour que d’une seule arme dans ses mains : la rue. Avec tous les risques de dérapages que cela induit.

Ces derniers jours, quatre personnes ont été tuées lors des manifestations, ou en marge de celles-ci, dans le nord du pays. C’est la hantise du pouvoir qui, pour corrompu et autocratique qu’il soit, a plutôt rompu avec les méthodes expéditives du père. Abakar n’a participé qu’à une des deux journées de contestation organisées les 20 et 21 septembre à Lomé. Pas par peur d’y perdre la vie. « Si cela peut servir mes enfants, alors que je meurs sous les balles de la police », dit-il. Non. Le premier jour, il se démenait pour ramener 3 000 francs CFA (environ 5 euros) à la maison « de quoi tenir deux jours et pouvoir manifester le lendemain ». « Vraiment, on les a aimés nos frères du Nord, mais Faure doit partir, lance-t-il comme une supplique. Je ne viendrai pas non plus ici tous les jours. » C’est probablement ce sur quoi compte la présidence. La lassitude. Jusqu’à quand ? Tant que la pauvreté persiste et qu’une « minorité s’est accaparée les richesses », comme l’a reconnu lui-même, en 2014, le président dans l’une de ses rares interventions publiques.