La signature des traités de coopération monétaire de 1972 et 1973 marque le début de la zone franc que nous connaissons aujourd’hui. Ces arrangements avec la France mettent en place deux zones monétaires en Afrique subsaharienne : l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) et la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC).

A l’ouest circule le franc de la communauté et au centre celui de la coopération, tous les deux qualifiés de l’épithète financière d’Afrique pour former l’acronyme CFA – et remplacer le tristement célèbre franc des colonies françaises d’Afrique.

Une sorte d’eurozone avant l’euro prend forme. Un cadre institutionnel fixe le taux de change entre le franc CFA et l’euro, et garantit la libre émission et la convertibilité de la devise en euro. En contrepartie, les pays de la zone franc s’engagent à mener une politique macroprudentielle et à maintenir un seuil minimal de réserves communes de devises étrangères.

Nets progrès d’intégration financière

Pour diagnostiquer l’effet d’intégration du franc CFA, il faut différencier son impact sur le commerce intrarégional de son impact sur le commerce extérieur. Entre les pays qui utilisent le franc CFA, cette monnaie commune élimine le risque de fluctuation du taux de change, favorise une comparabilité des prix qui booste la compétition locale, et supprime des coûts de transactions liés aux conversions superflues de monnaies.

Une étude du cercle de réflexion américain Brookings Institution (Washington) montre comment ces avantages ont permis à la zone franc d’atteindre un niveau de commerce plus élevé comparé au reste de l’Afrique subsaharienne, même s’il reste inférieur aux unions douanières telles que l’Union européenne (UE) ou l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). En outre, la croissance soutenue de la banque mobile et du secteur bancaire traditionnel dans la zone indique de nets progrès d’intégration financière.

Quant au commerce extérieur, malgré la montée de nouveaux partenaires, il reste de facto tourné en majorité vers la France. L’euro étant la deuxième monnaie la plus importante en volume de commerce au monde est moins vulnérable aux chocs et moins volatile que les monnaies à faible circulation. La parité du franc CFA avec l’euro réduit la volatilité du taux de change en dollars comparé à un franc CFA flottant et diminue l’incertitude sur les revenus du commerce extérieur. Ceci garantit une stabilité macroéconomique à la zone malgré l’instabilité politique et les problèmes de gouvernance dans plusieurs pays membres. La zone franc surclasse ainsi les autres pays d’Afrique subsaharienne sur les mesures de stabilité comme le déficit fiscal ou la maîtrise de l’inflation.

Arbitrage entre stabilité et compétitivité

Cependant, un désavantage reconnu des régimes de change fixe est leur capacité limitée à absorber les fluctuations sur les prix des matières premières, comme le témoigne la fragilité actuelle des pays exportateurs de pétrole de la CEMAC. Il est donc question d’arbitrage, comme souvent en économie, entre stabilité et compétitivité. Aujourd’hui, l’impératif de stabilité macroéconomique l’emporte sur le jeu spéculatif de la politique monétaire active. Le développement économique des pays de la zone franc se reconnaît avant tout dans le progrès de l’économie réelle. La stabilité macroéconomique est une condition nécessaire à l’activité privée et à la mise en œuvre d’une politique fiscale commune. La politique monétaire est d’ordre secondaire.

Malgré ces arguments économiques, une opposition demeure. Dans l’ouvrage Sortir de la servitude monétaire : à qui profite le franc CFA ?, un collectif d’économistes remet en cause le principe du seuil minimal de réserves de change. Or ce seuil est une solution à la tentation politique de la dépense publique et permet aux Etats de s’assurer en cas d’arrêt brutal des flux de capitaux. Ces économistes oublient que le compte d’opération de ces réserves a été déficitaire pendant les crises de dette publique des années 1980, et que beaucoup de pays émergents ont des niveaux de réserves bien plus élevés que ceux de la zone franc. Les auteurs vont jusqu’à remettre en question l’existence de la zone monétaire, critique isolationniste de perte de souveraineté monétaire qui renie tous les projets de convergence économique au monde.

« Une servitude volontaire »

Pour comprendre l’opposition au franc CFA, il faut parler de son histoire. Le franc CFA trouve son origine dans le règne colonial de la France en Afrique où, entre 1945 et 1958, il portait le nom de franc des colonies françaises d’Afrique. Les indépendances des anciennes colonies entre 1954 et 1962 n’ont pas cassé les liens coercitifs entre la France et l’Afrique. Ainsi les deux banques centrales de la zone franc sont de facto des administrateurs du taux fixe par rapport à l’euro et la France dispose d’un droit de veto sur leurs décisions. La monnaie est imprimée en Auvergne et les réserves de change gardées au Trésor français.

Les mouvements d’indépendance poussent le Mali en 1962 et Madagascar en 1973 à quitter la zone monétaire. Après de multiples dévaluations de sa monnaie, le Mali rejoint la zone en 1984. En 1994, en raison des programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI), le franc CFA est dévalué à la moitié de sa valeur malgré l’opposition des pays membres. En 2015, le ministre togolais Kako Nubukpo, qui qualifie le franc CFA de « servitude volontaire », n’est pas reconduit à ses fonctions, tandis que les présidents tchadien Idriss Déby et burkinabé Roch Kaboré appellent leurs collègues chefs d’Etats membres à sortir de la zone. Dans la société civile, la lutte anticolonialiste contre le franc CFA divise et attise la mobilisation des extrêmes. Des étudiants de Sciences Po, avides de débats universitaires, interrogent les réseaux sociaux et butent sur le front anti-CFA. Enfin, en août, le militant Kémi Séba brûle un billet de 5 000 francs CFA (7,50 euros) sur la place publique dakaroise et est expulsé du Sénégal vers la France.

Il est clair que, malgré le plaidoyer économique en faveur de la monnaie commune, la gouvernance actuelle et l’identité du franc CFA créent une violence symbolique. Les Africains voient dans le franc CFA un signe monétaire colonial et il convient de changer cette symbolique afin de faire prévaloir la stabilité macroéconomique d’une monnaie commune sur les tensions de dissolution de la zone.

Transfert de contrôle des réserves de change

Lors de sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron a condamné la colonisation en la qualifiant de « crime contre l’humanité ». Il a à présent toute l’opportunité de mettre fin à ce crime qui continue d’être ressenti dans les pays de la zone franc. Ceci passe par trois axes : d’abord abolir le droit de veto de la France ; puis maintenir le seuil minimal de réserves de change en place mais transférer le contrôle de ses comptes à qui de droit, c’est-à-dire aux deux banques centrales de la zone ; et enfin négocier un pouvoir d’émission limité aux banques centrales et lancer un appel d’offres compétitif pour les services d’impression de la monnaie.

A Bamako, l’immeuble de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (à droite), en mars 2017.

Le président français, s’adressant à son homologue ivoirien Alassane Ouattara, déclarait début septembre qu’« aujourd’hui la zone franc offre une stabilité monétaire, mais qui n’est pas sans certains défis. (…) Nous partageons, je crois, une vision commune sur l’intérêt de la zone. Mais je crois qu’il faut la moderniser, ouvrir une nouvelle voie avec beaucoup de pragmatisme, et je crois que c’est ce sur quoi nous souhaitons nous engager ensemble ». Je suis d’accord avec vous. Je vous propose de faire de ces trois axes ci-dessus votre feuille de route pour « ouvrir une nouvelle voie ». Vos engagements au prochain sommet UE-Afrique des 29 et 30 novembre, à Abidjan, témoigneront de votre pragmatisme pour développer des rapports économiques bénéfiques entre la France et l’Afrique.

Abdoulaye Ndiaye est doctorant en économie à l’université de Northwestern à Chicago.