C’est une sorte de petite république verte observée par le monde entier. A New York, une cinquantaine d’habitants de President Street, dans le quartier de Brooklyn, ont mis en place un micro-réseau de production, d’échange et de revente d’énergie photovoltaïque entre voisins. Et cela, grâce à la blockchain. Monté en 2016 avec la start-up LO3 Energy et Siemens, ce réseau, utilisé avec un système de stockage, doit permettre à ce petit groupe d’habitants de limiter au maximum leur recours à l’électricité du fournisseur classique.

La blockchain sera-t-elle le moteur des villes intelligentes de demain ? De multiples projets, encore embryonnaires, sont en cours d’expérimentation. Résumer cette technologie en quelques phrases est ardu mais, concrètement, la blockchain est une base de données décentralisée qui sécurise et certifie des échanges au sein d’un groupe d’individus. Les informations de ces réseaux peer to peer ne transitent pas par un serveur central unique (potentiellement piratable) mais sont réparties entre des centaines ou des milliers de serveurs, qui stockent chacun un morceau de la chaîne. C’est donc un système extrêmement sûr. Toutes les parties prenantes ont accès aux mêmes informations et garantissent l’intégrité de l’ensemble.

« Appliquée à la ville, la blockchain permet à tout le monde d’interagir avec tout le monde sans intermédiaires. Elle peut rendre des services distincts compatibles entre eux, elle est le levier pour multiplier les réseaux de partage entre habitants », explique le consultant Gilles Gravier. Pour faire simple, on pourrait dire que cette technologie permet « d’ubériser Uber », c’est-à-dire éliminer une nouvelle couche d’intermédiaires (plates-formes de mise en relation, banques, prestataires divers, monnaie, etc.). « Elle est une opportunité, pour les citoyens, de s’approprier davantage leur ville, elle donne plus de pouvoir aux usagers », estime Charles Kremer, directeur « territoire intelligents » à l’Institut Système X.

Mieux contrôler l’utilisation de ses données personnelles

Elle rend possible des usages difficilement envisageables autrement. Les plus enthousiastes, comme l’entrepreneur Pierre Paperon, y voient une manière « de ne plus être prisonnier d’un opérateur ou d’une plate-forme et de mieux contrôler l’utilisation de ses données personnelles ». « C’est un contre-pouvoir diffus », estime ce vieux routier de l’économie numérique, qui fait le parallèle entre la blockchain aujourd’hui et l’Internet du début des années 1990.

C’est dans le domaine de l’énergie que les expériences sont les plus concrètes. L’enjeu : mettre en place l’autoconsommation collective, c’est-à-dire des micro-réseaux décentralisés de production, de consommation et de partage d’énergie entre voisins. Des « circuits courts » qui permettent non seulement d’accélérer la transition énergétique, mais qui limitent aussi l’énorme déperdition d’énergie qui a lieu lors de son transport.

Dans ce cadre, la blockchain permet de mesurer, stocker et certifier toutes les informations relatives aux différents flux d’énergie (verte et non verte), sans recourir à un prestataire extérieur. En France, quelques projets sont en cours, portés par la toute nouvelle législation sur l’autoconsommation. Le département des Pyrénées-Orientales va ainsi créer, avec la start-up Sunchain et Enedis, un micro-réseau indépendant de trois bâtiments publics, qui devrait permettre à terme de réduire leur utilisation d’électricité non verte.

« Comme ce sont de faibles volumes, faire appel à un tiers de confiance extérieur pour mesurer et organiser ces flux peut coûter cher à l’utilisateur. Un réseau construit avec une blockchain permet aux habitants de certifier et de garder la maîtrise des données, de manière démocratique », explique Olivier Sellès, responsable innovation de Bouygues Immobilier. Le géant du BTP crée en ce moment un réseau de ce type entre des bâtiments du quartier Confluence, à Lyon, en partenariat avec l’institut Nanoélec de Grenoble. Il devrait être opérationnel en 2018. Un autre smart grid à plus grande échelle, basé sur une blockchain, verra le jour en 2019, avec la livraison de 30 000 m2 de logements, affirme Maxime Valentin, de la SPL Lyon Confluence.

Laurent-Pierre Gilliard, directeur adjoint de l’agence Aquitaine du numérique, imagine d’autres usages à ces nouveaux réseaux : « Si un hameau est ensoleillé le matin, tandis qu’un autre l’est l’après-midi, ils pourront créer leur propre système de micro-transactions pour s’échanger de l’énergie, de manière sécurisée, et sans utiliser d’argent », explique ce spécialiste, qui évangélise élus et acteurs locaux dans sa région.

Tous les gros acteurs de l’énergie suivent de près ces expériences. Schneider Electric, par exemple, réfléchit à créer des équipements associés à ces nouvelles manières de consommer et produire de l’électricité. « La blockchain n’est là que parce que l’avenir de la production d’énergie sera décentralisé, et que nos clients vont devenir des pro-sumers » (producteurs et consommateurs à la fois), résume Nicolas Leterrier, CTO de l’entreprise.

Partager l’usage d’une voiture ou d’une station de charge

Autre domaine où cette nouvelle économie du peer to peer pourrait changer la donne : la mobilité. La blockchain donne un coup d’accélérateur à tous les dispositifs de partage. Ainsi, en Allemagne, le réseau Share and Charge, monté avec Innogy (filiale de RWE, l’énergéticien allemand), permet à des particuliers de mettre à disposition, devant leur maison, une borne de rechargement électrique pour voiture. Chaque particulier fixe son tarif (qui peut être moins élevé pour ses amis, par exemple). Lorsque sa borne est utilisée, il obtient une rémunération, qu’il peut ensuite utiliser dans une autre borne ou transformer en euros.

Idem pour le partage de voitures. La multinationale EY vient de lancer Tesseract, une plate-forme permettant à des entreprises ou un groupe de particuliers (par exemple, les résidents d’un immeuble) de partager l’usage d’un véhicule, avec un paiement à l’utilisation, et des mini-contrats d’assurances, le tout via la blockchain. En France, des start-up commencent à développer des interfaces pour favoriser ce type d’échanges, comme Pack’n’Drive, à Bordeaux.

Système X réfléchit, avec des collectivités, à la création de « monnaies de la mobilité » basées sur des blockchains, qui permettraient, par exemple, de recevoir un token lorsqu’on transporte quelqu’un dans sa voiture, puis d’utiliser celui-ci dans le réseau de transports collectifs, ou pour emprunter un vélo. « La blockchain permet de connecter des services différents, par exemple, un train et une voiture particulière en autopartage. Cela résout la problématique du dernier kilomètre. La blockchain a vraiment le potentiel pour créer une nouvelle économie locale circulaire », juge Charles Kremer, de Système X.

Couplée à l’intelligence artificielle, la blockchain pourrait, dans un futur proche, permettre à un objet connecté de « décider » seul d’une transaction. Une place de parking appartenant à un particulier indiquera à une autre voiture, via un capteur, s’il est possible de l’occuper pendant trois heures. C’est la voiture qui paiera avec son porte-monnaie blockchain intégré, tandis que le propriétaire de la place se fera rémunérer pour le temps occupé, au tarif qu’il aura fixé. C’est ce qu’on appelle les smart contracts. Le consultant Gilles Gravier poursuit : « Demain, la blockchain va permettre à des voitures connectées de trouver des personnes à covoiturer de manière autonome, de se louer toutes seules à des individus qui passent à proximité. »