C’est un livre où se côtoient des notions difficilement réconciliables. Les histoires de mort, de peur, de violences inouïes ou d’actes d’un altruisme presque inimaginable y coexistent, comme les membres d’une même famille monstrueuse, à travers les récits d’êtres « exceptionnellement normaux », comme l’auteur, Jacques Roisin, les qualifie avec tendresse. Qui sont-ils ? Des hommes et des femmes du groupe hutu qui, au milieu du génocide rwandais, en 1994, ont sauvé des hommes, des femmes et des enfants appartenant au groupe tutsi, ceux dont l’élimination était programmée, mais aussi tous ceux qu’écrasaient les rouages de la logique du massacre : les familles mixtes hutu-tutsi, ou encore des Hutu opposés au génocide.

Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité est une fenêtre sur leur histoire mal connue. Jacques Roisin le rappelle : « Dans tout le pays sous contrôle gouvernemental, les discours génocidaires du gouvernement intérimaire [extrémiste hutu] étaient accompagnés d’une politique de la terreur, y compris à l’égard de la population hutu, de par l’élimination de Hutu locaux qu’ils soient ou pas responsables politiques ou militaires, refusant le génocide ou pris à cacher des Tutsi. » Et d’observer : « Cet aspect a été fortement négligé dans la littérature traitant du génocide. »

En trois mois, d’avril à juillet 1994, environ 800 000 personnes ont été assassinées, traquées, pourchassées, avec un soin et une obstination défiant l’entendement, par des miliciens Interahamwe généralement originaires des environs. Parfois, quand le massacre n’avançait pas assez vite, on faisait venir des tueurs d’autres régions, mais une partie importante des tueries ont été exécutées – c’est la spécificité du génocide rwandais – par des voisins, parfois des connaissances. Il est difficile de se représenter, en profondeur, l’effondrement vécu par ceux qui ont traversé cette apocalypse du monde familier. En renversant la perspective, comprendre ce qui animait ceux qui ont refusé d’y prendre part peut y aider, un peu.

« Gardiens du pacte de sang »

Dans la nuit la plus noire… n’est cependant pas un livre sur les Hutu. L’ouvrage rapporte les témoignages de ceux qui, par la force de leur « raisonnement de cœur », comme dit l’un d’entre eux, ont eu le cran, le désir de protéger et de sauver quand tout appelait au renoncement – et donc à la mort. De fait, ce sont des Hutu. Faut-il les appeler « Justes » ? Le terme a été forgé, rappelons-le, en Israël pour qualifier les non-juifs qui, durant la seconde guerre mondiale, sauvèrent de manière désintéressée, par pur élan de justice et d’humanité, des juifs de l’extermination menée par l’Allemagne nazie.

En 2001, l’association de rescapés Ibuka (« souviens-toi ») et l’Association des veuves du génocide (Avega) avaient entamé un travail de recensement de ces héros et avaient d’abord imaginé de les nommer « indakemwa » (« personne intègre »). Ce terme, inconnu de certains Rwandais, s’est effacé au profit de « Juste » qui s’est généralisé lors des commémorations de 2004. Puis, récemment, une autre désignation a surgi. « Cette année, ils étaient désignés sous le terme “abarenzi w’igihango”, ce qui signifie gardiens du pacte de sang. C’est à mon sens une expression très forte qui renvoie au refus de trahir ses proches », témoigne Hélène Dumas, historienne spécialiste du Rwanda, chargée de recherche au CNRS.

S’il n’est pas aisé de nommer ces êtres « exceptionnellement normaux », c’est qu’ils sont, au fond, enfermés dans un espace de représentation inconfortable et ambigu depuis plus de vingt ans. D’un côté, les rescapés peinent à concevoir qu’on célèbre des « sauveurs » quand, dans leur écrasante majorité, ils n’ont fait durant le génocide que l’expérience de l’annihilation. Inversement, du point de vue des tueurs, les Justes (appelons-les ainsi, c’est du reste le choix du livre) sont en somme des traîtres à la cause ethnique. Aujourd’hui encore, certains héros de 1994 disent sentir une forme de « haine » dans le regard des ex-tueurs. On ignore le nombre de ces réprouvés à l’échelle du pays. En février 2010, Ibuka avait mené une première tentative de recensement : 271 personnes avaient alors été identifiées dans une partie du pays. Le travail n’est pas achevé.

« Nous étions complètement fous »

Jacques Roisin, psychanalyste, a décidé de partir à la recherche des Justes rwandais. Avec une petite équipe, sans souci statistique. Il est entré en contact avec une poignée de personnes. Vingt sauveurs, sept rescapés et une veuve de sauveur assassiné ont raconté leur histoire. Longuement, en plusieurs rencontres. « Je ne me suis pas senti en compagnie de héros. Nous écoutions des personnes humbles et nous revivions avec elles ces moments où la compassion s’est imposée à elles », écrit Jacques Roisin, qui admet aussi, et c’est un compliment ému : « C’est nous qui éprouvions de la peur pour elles. »

Pendant les massacres, il n’y avait schématiquement que deux options pour un membre du groupe hutu : rejoindre les tueurs ou rester prudemment passif. Ceux qui voulaient se soustraire au massacre rejoignaient parfois, expliquent les Justes interrogés par Jacques Roisin, des « barrières fantômes », ces barrages où, au lieu de tuer les Tutsi, les participants faisaient, en quelque sorte, de la figuration.

Infiniment plus étroite et dangereuse était donc la voie empruntée par les Justes, mettant leur vie en jeu pour en sauver d’autres. Comme Silas Mtamfuraigiraishyari, un militaire hutu que tout portait mécaniquement à participer aux massacres, comme s’y employaient avec enthousiasme ses collègues des Forces armées rwandaises. Silas a sauvé des Tutsi et finit par passer la frontière du Burundi pour échapper à d’autres soldats qui avaient vu clair dans son jeu. Son appartenance à une Eglise pentecôtiste a joué un rôle important dans ces événements. Il avait noué par ce biais un réseau de relations transethniques qui lui ont permis d’agir et de penser hors de la dichotomie hutu-tutsi prônée par les théoriciens extrémistes.

Il en va de même pour chacun de ces Justes : ils transcendent les barrières « ethniques » (le terme, par-dessus le marché, n’est pas approprié au Rwanda) et touchent à des fibres humaines profondes. Certaines de leurs histoires sont époustouflantes, comme celle d’Edison Munyanshogore, qui avait pris part à des massacres en 1973 avant d’être touché par la grâce, de rejoindre une Eglise évangélique et de s’opposer à l’ethnisme comme aux tueries. Il note sobrement : « Les relations se sont compliquées avec les membres de mon ancien groupe, car quand tu changes de camp, tu deviens d’un coup un ennemi. » Ce passage à travers le miroir de sa propre morale est aussi source d’un immense désarroi : « Le grand problème est celui-là : les gens, au moment même où ils réalisaient des exactions, ne pensaient pas commettre le mal. C’est vrai, nous ne le savions pas. Nous étions fous, complètement fous. »

Lacan et Freud, invités maladroits

Se remet-on jamais de cette folie ? Jacques Roisin tente d’apporter une réponse en convoquant la psychanalyse, dans une seconde partie qui peine à convaincre. Lacan, Freud, semblent tout à coup des invités maladroits. Un essai de typologie des Justes suscite la même gêne.

Commençons par entendre ce qu’ont à dire ces êtres « exceptionnellement normaux » qui ont tant à nous apprendre. Damas Gisimba, qui a sauvé 398 personnes, parle avec la même précision d’une connaissance, un Hutu, qui a tué sa propre femme tutsi, ou de sa résolution indomptable à sauver. Il a une conscience aiguë que son geste est un suicide. « Je savais que je n’échapperais pas aux tueries car, dans ce temps-là, si tu cachais ne fût-ce qu’un bébé tutsi, tu devais être tué. » Mais c’était l’exact inverse d’un geste désespéré, et le livre de Jacques Roisin est le premier à rendre hommage à cet espoir fou.

Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité. Récits des Justes du Rwanda, de Jacques Roisin, éd. Les Impressions nouvelles, 368 pages, 22 euros.

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