Depuis 2014 et le meurtre de six personnes par un étudiant dans une université de Californie, le site satirique The Onion publie le même article de 1 167 signes après chaque tuerie de masse aux Etats-Unis. Le court article est apparu trois fois en 2015, après le meurtre de neuf personnes dans une église de Charleston, en Caroline-du-Sud, celui de neuf personnes dans une université d’Oregon et celui de quatorze personnes à San Bernardino, en Californie.

Le 2 octobre, après la fusillade survenue à Las Vegas qui a fait plus de 59 morts et 527 blessés – la pire tuerie dans l’histoire moderne des Etats-Unis – The Onion l’a encore recyclé, changeant seulement le lieu et le nombre de victimes.

Le titre de l’article reste toujours le même :

« Il n’y avait aucun moyen d’empêcher que ça arrive », dit le seul pays au monde où ça arrive régulièrement.

L’« attaque » de l’article ne varie pas non plus :

« Dans les heures qui ont suivi le déchaînement de violence à (…), où un tireur seul a tué plus de (…) individus et blessé (…) autres, des citoyens vivant dans le seul pays où ce genre de tueries de masse arrive régulièrement ont conclu qu’il n’y avait aucun moyen d’empêcher le massacre d’arriver. »

La citation, inventée et attribuée à un citoyen américain, demeure elle aussi intangible :

« C’est une tragédie terrible, mais ce genre de choses arrive parfois et on ne peut rien faire pour les éviter. C’est regrettable, mais que voulez-vous y faire ? Rien n’aurait pu empêcher cet homme de péter un câble et tuer ces personnes si c’est ce qu’il voulait faire. »

Et la description des Etats-Unis est toujours la même, ce pays « où plus de la moitié des tueries de masse au monde ont eu lieu pendant les cinquante dernières années ».

Une prise de position par l’absurde

The Onion applique depuis vingt ans son style caustique, certains disent parfois trop ironique, à tous les sujets. Il se moque de tout le spectre politique, caricature les tendances les plus conservatrices, comme les progressives. Il fait rire tout le monde et se met tout le monde à dos.

La « couverture » des tueries de masse, et plus généralement des conséquences des ventes et de la propagation des armes à feu aux Etats-Unis, touche en revanche une corde sensible. Fait rare pour un site comme The Onion, cette couverture médiatique fait une certaine unanimité du fait de sa franchise – qui détonne avec les figures imposées par lesquelles passent les médias non-satiriques en temps réel – et par son absurdité.

En recyclant le même article à l’infini, le site renvoie à l’absurdité de la réalité : un pays où les tueries de masse (au moins quatre personnes tuées par arme à feu) sont quotidiennes, mais qui reste incapable de parler rationnellement du problème.

Lorsque le site publie une tribune signée AR-15, dans laquelle un fusil d’assaut dit que « c’est un privilège d’être préféré à d’innombrables vies humaines », ce n’est plus de la satire, c’est une prise de position.

Un des compliments les mieux articulés sur la méthode The Onion est fait par Wired, qui note la viralité grandissante de chaque nouvelle itération :

« Quand le monde ressemble à une piñata pleine de méchanceté, il est rassurant de savoir que d’autres personnes partagent vos frustrations, mais peuvent les articuler mieux que vous. Et souvent, le meilleur vecteur pour cette rage est ce genre de satire direct et distillé, que seul The Onion peut faire. »

La réalité s’immisce dans la parodie

La méthode de The Onion est un commentaire non seulement sur la libre circulation des armes aux Etats-Unis, mais aussi sur l’impuissance qui prévaut quand se pose la question d’une régulation. Le site prend position dans un débat de société autant qu’un site satirique peut le faire.

Si sa voix résonne autant, si ces articles, même recyclés, sont aussi lus et partagés, c’est peut-être parce qu’on ne sait plus si c’est le site satirique qui s’éloigne de la parodie ou la réalité qui s’en approche.

Voici deux autres articles publiés sur The Onion le 2 octobre :

Bill O’Reilly, ancien présentateur d’une des émissions les plus regardées sur Fox News, a écrit ceci sur son site, quelques heures après les faits :

« C’est le grand inconvénient de la liberté américaine. (…) Ceci est le prix de la liberté. Des fous dangereux sont autorisés à circuler jusqu’à ce qu’ils fassent des dégâts. »

Dans l’article de The Onion, l’Américain fictif qui dit « que peut-on y faire ? » est en fait réel. Il représente la majorité des Américains, qui, selon les derniers sondages, sont précisément persuadés que c’est le cas.

Il est l’avatar de Cindy Tech, une mère de famille du Michigan qui était au concert, devenu un carnage, à Las Vegas. Quand on lui demande si la tragédie changera quelque chose, elle répond au Monde :

« C’est sûr », s’exclame la maman. Un renforcement du contrôle des armes à feu ? « Ah non, corrige-t-elle. Ce que ça va changer, c’est que ça sera comme dans les avions. On sera fouillé quand on arrive dans les hôtels. »