Chala* est venu « remercier Dieu ». Vêtu d’un pull traditionnel aux bandes noires, rouges et blanches, le jeune avocat a trempé des fleurs jaunes et de l’herbe fraîche dans le lac Horsada, à Bishoftu, une localité au sud-est de la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. Puis, il s’est aspergé d’eau avec le bouquet. Une tradition chez les Oromo, l’ethnie majoritaire, pour célébrer la fin de la saison des pluies. Mais, cette année, le festival Irreecha, la plus importante fête traditionnelle oromo qui se tenait samedi 30 septembre et dimanche 1er octobre, revêtait un caractère particulier.

Il y a un an, les festivités ont viré au drame. Face à des manifestants en colère, les forces de sécurité, alors présentes en nombre dans un contexte politique très tendu, avaient effectué des tirs de sommation et de gaz lacrymogènes. Dans la panique, la foule, compacte, s’était dispersée, et des dizaines de personnes étaient tombées dans un fossé : 55 personnes sont mortes selon le gouvernement, beaucoup plus selon l’opposition. Human Rights Watch (HRW) évoque « probablement des centaines » de victimes.

Une rage palpable

Cette bousculade meurtrière a marqué l’apogée funeste de deux années de manifestations antigouvernementales dans les régions Oromia (centre et ouest) puis Amhara (nord), réprimées dans le sang, où plus de 940 personnes sont mortes, selon la Commission éthiopienne des droits de l’homme, liée au gouvernement. Quelques jours plus tard, l’Ethiopie instaurait l’état d’urgence, finalement levé au bout de dix mois.

Le souvenir de 2016 est encore frais. « Nos frères sont morts. Nous voulons montrer que nous sommes tristes », dit un jeune portant un tee-shirt noir en hommage aux victimes sur lequel est écrit : « La plaie est toujours ouverte ». Au-delà du recueillement, la rage des Oromo est là, palpable, même si « nous devons canaliser notre colère » en ce jour de deuil, dit calmement Chala.

Cette année, la police fédérale s’est tenue à l’écart. Soldats et policiers de la région Oromia étaient postés à quelques encablures. Il n’y avait pas d’armes sur le site du festival sur ordre du gouvernement de la région, contrairement à l’an dernier, où « il y avait plein de militaires », raconte un jeune portant un bandeau blanc sur le front qui assure que cela avait excédé une foule déjà très énervée. « S’ils étaient venus, on aurait encore pleuré », pense un autre jeune. « Il semble que le gouvernement a tiré des leçons du festival de l’an dernier, et surtout du fait que les actions des forces de sécurité ont entraîné la mort de tant de personnes », observe Felix Horne, chercheur à HRW.

Non loin du lac Horsada, à l’endroit où s’est produit le drame, des centaines de jeunes profitent d’une rare liberté d’expression pour scander des slogans antigouvernementaux depuis une scène transformée en tribune de l’opposition. Le drapeau de l’OLF, le Front de libération oromo, un groupe qualifié de « terroriste » par le gouvernement éthiopien, flotte dans les airs. Certains l’agitent sans peur, d’autres se prennent en photo en croisant leurs bras au-dessus de la tête, un geste de rébellion des Oromo interdit sous l’état d’urgence.

« C’est une dictature »

La foule est moins nombreuse que l’an dernier, jurent certains. Elle est jeune et agitée. Et les autres, les mères de famille, les enfants ? « Ils ont peur », assure Gemechu*, la vingtaine trapue, et de la colère dans le regard. Lui n’a pas peur. Il répète en écho ce que les manifestants crient. « Didne Gabrummaa ! » (« Non à l’oppression ! »). Et, surtout, « Down Down Woyane ! » (« A bas le TPLF ! »), le Front de libération du peuple du Tigray, qui constitue la base politique de la coalition au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle. Les Oromo se sentent marginalisés et désavantagés face aux Tigréens, une ethnie qui ne représente que 6 % des 100 millions d’habitants, tandis qu’eux sont plus de 30 millions. Ils les accusent d’accaparer tous les postes clés de l’Etat, et de bafouer les droits humains.

« Pas d’égalité, pas de liberté, pas de justice, c’est une dictature, tranche Abdi*, un comptable d’une vingtaine d’années. On ne profite pas de leur croissance. » Une croissance dont les autorités se targuent pourtant : 7,6 % en 2016 selon la Banque mondiale qui, cette année, classe l’Ethiopie au premier rang des économies les plus rapides au monde. Il n’empêche : « On n’aime pas ce gouvernement », crache un autre. Un sentiment généralisé sur le lieu du festival oromo et, plus tard, dans la ville de Bishoftu, où des groupes de jeunes ont continué à scander leurs slogans à pied ou en minibus. « Le fer de lance de l’opposition n’a toujours pas désarmé malgré des mois de très forte répression, analyse René Lefort, chercheur spécialiste de la Corne de l’Afrique. Mais on peut se demander si l’ensemble de la population oromo va jusqu’à adhérer à son militantisme radical. »

La fête s’est déroulée sans incident. Un soulagement pour beaucoup de participants, dont certains craignaient une nouvelle tragédie. Dans la foule, les jeunes sont moins confiants malgré l’absence d’intervention des forces de l’ordre. « On a peur. Ils vont venir nous chercher, il y a plein de photos de nous qui circulent, on va finir en prison », s’inquiète l’un d’eux. Comme Merera Gudina, l’un des chefs de file de l’opposition, dont le nom a été scandé pendant la manifestation pacifique, et des dizaines de milliers de personnes emprisonnées sous l’état d’urgence. Elles seraient encore 8 000 derrière les barreaux. Peu importe, lâche le jeune au tee-shirt noir : « On a peur, mais on est prêt à se sacrifier pour rejoindre nos martyrs. »

*Les prénoms ont été modifiés.