Un petit nombre de grandes écoles rémunère leurs étudiants. Pourquoi ?

Un cours à Polytechnique. / barande_jeremy / J.Barande / Ecole polytechnique

L’Ecole polytechnique et l’Ecole normale supérieure (ENS) ont été créées en 1794 pour former les nouveaux cadres de la nation révolutionnaire puis, sous l’Empire, des professeurs, des officiers, des ingénieurs... Dès le départ, leurs étudiants bénéficiaient du gîte et du couvert, et d’une petite bourse d’étude. Après la Libération, en 1944, les normaliens touchent un traitement de fonctionnaire « stagiaire », les polytechniciens, militaires, une solde d’officier.

Quand les départs vers le secteur privé se sont-ils développés dans ces écoles ?

Dans les années 1880, la IIIRépublique entend rattraper le retard scientifique sur l’Allemagne : les normaliens accèdent en plus grand nombre aux chaires universitaires et aux nouveaux postes dans la recherche. Certains, comme Jean Jaurès, se lancent en politique, d’autres se tournent vers la diplomatie, la littérature, plus rarement vers le monde des affaires. Pour Polytechnique, l’expansion industrielle ouvre des perspectives d’emploi dans les sociétés minières, industrielles, les chemins de fer... Jusqu’à la guerre de 1914, cependant, l’armée garde un fort prestige, même dans les classes dirigeantes : le capitaine Dreyfus préféra faire carrière dans l’artillerie plutôt que de rejoindre l’entreprise familiale – un choix qui s’avérera tragique puisqu’il fut la victime d’une haute hiérarchie antisémite...

La notion de « pantoufle » est donc apparue au XIXe siècle ?

Ce mot, très péjoratif, apparaît vers 1880 dans l’argot des polytechniciens. Les « pantouflards » sont littéralement des gens qui se mettent les pieds dans des pantoufles et trahissent l’idéal de service public. Contrairement aux officiers qui, eux, portent des bottes, symbole de discipline. Après la Grande Guerre, qui devait être « la der des der », nombre de diplômés de l’X partent dans le privé. Il devient même aberrant de ne pas « pantoufler » : à l’époque, le franc-or a été dévalué et les salaires des fonctionnaires ne suivent pas l’inflation des prix, phénomène nouveau.

Les normaliens sont moins obsédés par l’argent. Dans leurs milieux d’origine (petite fonction publique, petit commerce, professions libérales…), devenir professeur de lycée est encore une promotion sociale. L’enseignement ouvre aussi sur la presse et la littérature. Les passages dans le privé sont exceptionnels, les compétences des normaliens n’ayant a priori pas beaucoup d’utilité pour les entreprises. En 1945, l’ENA est créée et de premiers normaliens s’y présentent, tels le futur ministre et écrivain Alain Peyrefitte ou Roger Fauroux (futur patron de Saint-Gobain). Ce détour par la haute administration permettra à certains d’accéder aux grandes entreprises publiques ou privées.

Comment expliquer les crispations que génèrent ces départs vers le privé ?

Il y a actuellement une crise de la représentation. Nombre de normaliens se demandent à quoi ils servent. Après le concours d’entrée, le chemin est encore difficile : agrégation, thèse de doctorat… Le parcours est semé d’embûches : une « bête à concours » ne fait pas forcément un bon chercheur et réciproquement. Les polytechniciens sont confrontés à une raréfaction des débouchés publics à mesure que l’Etat se redéploie ou externalise ses fonctions. Maigre consolation : ceux qui partent dans le privé améliorent les perspectives de promotion pour ceux qui restent dans le public – même si le différentiel de salaire reste très conséquent.