Nadia Comaneci à Roland-Garros, le 8 juin / Elisa Haberer pour Le Monde

Il nous a fallu du temps pour la reconnaître. Certes, c’était il y a quatre décennies. Que les couettes de la fillette aient disparu, on s’y attendait – le contraire eut été surprenant, à 55 ans. On était parti en quête d’une femme d’âge mûr à la chevelure longue et brune, comme laissaient apparaître les photos d’il y a quelques mois à peine. Au lieu de quoi un carré blond entourait le visage de l’ancienne gymnaste, qui faisait quinze années de moins que son âge.

Nadia comaneci-first perfect ten in history (1976 Montreal)

Nadia Comaneci n’a jamais fait son âge. Elle est entrée dans la légende à 14 ans, frêle gamine aux grands yeux sombres, en juillet 1976 lors des Jeux de Montréal. Pour la première fois dans l’histoire olympique, une gymnaste obtient – à sept reprises – la note maximale de 10. Le tableau de score n’était pas programmé pour la perfection. Il affiche « 1.00 ». Corps réduit, gestes précis, la Roumaine à la maîtrise insolente défie l’empire soviétique, jusque-là réputé invincible. Elle remporte trois médailles d’or (aux barres asymétriques, au concours général et à la poutre), une d’argent (par équipe) et une de bronze (au sol). Sur les podiums, la silhouette est raide et pâle, le sourire forcé. « Ma fille est une reine de glace », dira sa mère.

« Je n’ai jamais considéré qu’on m’avait utilisée comme un outil de propagande, je n’étais qu’une enfant. »

Pour le monde entier, elle sera désormais « Nadia ». Pas un jour sans que quelqu’un ne lui rappelle son exploit lointain. Elle dit ne pas s’en agacer, mais s’en étonne encore. « On vit dans une société où les gens ne se rappellent pas ce qu’il s’est passé l’année d’avant, alors qu’ils se souviennent d’événements qui remontent à des années… Je n’imaginais pas qu’il en serait ainsi quarante et un ans plus tard. J’étais une enfant, à l’époque, je n’ai absolument pas pris conscience de la portée de ce que j’avais fait », raconte-t-elle, désormais aussi volubile que radieuse.

A son retour, dix mille personnes se massent à l’aéroport de Bucarest. « Ce fut un vrai choc. Pour moi, la performance était banale, j’avais seulement reproduit ce que j’avais déjà fait des dizaines de fois. Aujourd’hui, je me rends compte que ça devait être colossal pour que les gens s’en rappellent encore. Même si je pense qu’il n’y aurait pas eu une telle résonance si le panneau électronique avait affiché correctement la note 10. »

Au-delà de la performance sportive, Nadia Comaneci devient la première gymnaste roumaine à décrocher l’or olympique. Mais ses victoires en Amérique du Nord ne lui appartiennent déjà plus. En cette période de guerre froide, l’enfant prodige née à Onesti, un village des Carpates, incarne le triomphe du communisme sur le capitalisme, du nationalisme roumain sur le voisin soviétique. Et celui d’un homme : Nicolae Ceausescu. A son retour, elle reçoit la médaille de héros du travail socialiste, la récompense suprême de l’Etat, devant les dirigeants du Parti communiste roumain.

Rêve américain

Elle assure ne ressentir aucune gêne d’avoir été ainsi instrumentalisée par le régime, qu’elle ne cite jamais directement. « Non, vous savez, j’ai la fibre nationaliste. Je vis aux Etats-Unis depuis vingt-cinq ans, mais je suis roumaine et je me sentirai toujours roumaine. Je n’ai jamais considéré qu’on m’avait utilisée comme un outil de propagande, je n’étais qu’une enfant. »

Même encore aujourd’hui, avec le recul ? Un silence, puis : « Non, je ne vois pas les choses comme ça. La seule chose que je n’ai pas appréciée, c’est quand on m’a interdit de sortir du pays. Je trouvais que c’était injuste, car beaucoup de gens étaient libres de voyager, eux. Peut-être qu’ils avaient peur que j’imite Bela… » Bela Karolyi, son entraîneur, resté aux Etats-Unis en 1981, lors d’une tournée avec l’équipe nationale. « Quand un proche est venu m’en avertir dans ma chambre et m’a dit : “Bela reste ici, toi aussi ? Ou bien tu veux repartir ?”, j’ai répondu : “Je rentre.” Où serais-je allée ? »

A 20 ans, Nadia Comaneci en a fini avec la compétition. Elle a achevé sa carrière aux Jeux olympiques de Moscou en 1980 – même si elle ne prendra officiellement sa retraite sportive qu’en 1984. La gymnaste est alors à la dérive. Au prix de jeûnes forcés, elle est parvenue à conserver l’or à la poutre et à s’en emparer au sol. Mais elle a chuté aux barres asymétriques, qui l’avaient consacrée quatre ans plus tôt. L’ex-« petite fée de Montréal » souffre de boulimie, on la dit dépressive. Elle entretient des relations troubles avec Nicu Ceausescu, le fils cadet du dictateur, au mode de vie dissolu.

Elle préfère ne pas s’épancher, ne se souvenir que des bons côtés. « Je ne trouve pas qu’on m’ait volé mon enfance et mon adolescence, puisque c’est la seule vie que j’ai connue et que c’est celle que je voulais mener. Je serai toujours reconnaissante envers ma mère, c’est elle qui m’a traînée un jour dans un gymnase. Autrement, j’aurais eu une existence normale et beaucoup moins excitante. Je n’ai aucun regret, je n’en ai jamais eu. »

Pas de rupture avec la Roumanie

Elle poursuit, comme pour mieux convaincre : « Regardez à quoi ressemble ma vie : tout ce qui m’est arrivé m’a permis d’être là où j’en suis aujourd’hui. Certes, j’ai eu des moments difficiles, comme n’importe qui, mais j’ai surmonté ces épreuves car je m’efforce toujours d’être positive et de tirer le meilleur de ce qui nous arrive. » Y compris lors de sa fuite rocambolesque de Roumanie pour rejoindre les Etats-Unis, le 28 novembre 1989, à la veille de la révolution. Un symbole de la déchéance du régime Ceausescu – qui sera renversé et exécuté un mois plus tard –, elle qui en avait été l’égérie. « Je savais que c’était dangereux parce que je pouvais être arrêtée mais je n’avais rien à perdre. J’étais tellement déterminée à aller de l’avant. Mais oui, on peut dire que j’ai eu de la chance… »

Le « rêve américain » prend d’abord la forme d’une traversée du désert. Elle la conduit du Québec à l’Oklahoma, où le gymnaste Bart Conner, double médaillé d’or aux JO de Los Angeles, en 1984, lui propose de venir le rejoindre en 1991. Le couple, installé à Norman, est aujourd’hui à la tête d’un petit empire de la gymnastique : une société de production, la Perfect 10 Production, un magazine de gym, une fabrique d’accessoires spécialisés. Et surtout, une académie, où s’entraînent « 1 500 athlètes », se targue Comaneci. « L’engouement a commencé quand Mary Lou Retton a gagné l’or au concours général, en 1984. Et avec les récents succès de Simone Biles [quadruple championne olympique en 2016], tout le monde veut devenir gymnaste. »

« 73, c’était le numéro de mon dossard. 7 × 3 = 21, comme la 21e édition des Jeux olympiques, celle de Montréal. J’ai eu sept 10, trois médailles d’or, 7 + 3 = 10 »

Nadia Comaneci n’a pas pour autant rompu avec la Roumanie, où elle retourne « au moins six fois par an ». Elle occupe le titre de présidente honoraire de la Fédération roumaine de gymnastique et du Comité olympique roumain. Elle y « honore des contrats », elle s’occupe de la fondation qui porte son nom – chargée de soutenir les ambitions des jeunes sportifs roumains – ou donne des leçons de gymnastique au Stejarii Country Club, complexe d’entraînement privé, propriété de Ion Tiriac. Elle reste toutefois évasive sur l’actualité de son pays. « Oui, j’ai suivi [les récentes manifestations anticorruption], mais je ne suis pas là tout le temps, donc je ne peux pas émettre un avis. Les gens qui y vivent à l’année savent mieux de quoi ils parlent. Mais c’est un pays libre, et je pense que chacun doit dénoncer et s’élever contre ce qu’il juge être grave. »

Nadia Comaneci's perfect 10 | Epic Olympic Moments

On lui a déjà proposé de s’investir politiquement, ce qu’elle a toujours refusé. « Ma seule politique, c’est le sport », lâche Nadia Comaneci dans une formule toute faite. Elle revoit régulièrement son ancien coach, Bela Karolyi, qui possède un ranch au Texas, où il a récemment convié le fils unique du couple Conner-Comaneci, Dylan Paul, âgé de 11 ans.

Lire aussi : Nadia en équilibre

L’ex-gymnaste ne pratique plus depuis longtemps son sport, mais elle a gardé sa silhouette. « Je travaille dur tous les jours pour cela », dit-elle en mettant en avant ses trente ou quarante minutes quotidiennes de fitness. La vieillesse ne lui fait pas peur. « Je veux juste vieillir correctement », s’esclaffe-t-elle. L’ancienne athlète reconnaît avoir un temps cédé à la mode du Botox, mais elle veut « pouvoir continuer à froncer les sourcils », alors elle a arrêté.

L’entretien touche à sa fin. Nadia Comaneci s’apprête à prendre la pose, juchée sur des talons aiguilles vertigineux, au côté d’une photo de son « perfect ten ».« Oh, il faut que je vous raconte l’histoire de cette image, s’exclame-t-elle, avant de se livrer à une démonstration de numérologie. 73, c’était le numéro de mon dossard. 7 × 3 = 21, comme la 21e édition des Jeux olympiques, celle de Montréal. J’ai eu sept 10, trois médailles d’or, 7 + 3 = 10. » Elle sourit. A croire que tout était écrit ?