Chou Szu-Chi, de la tribu des Amis, lors d’un match sous les couleurs de son club professionel des Brothers Elephants de Taichung à Taïwan.

Chang Yen-Tse, 9 ans, répète inlassablement son mouvement. La balle et sa main enveloppées dans un gant près de ses lèvres, il plie un genou, puis lance son projectile à toute vitesse. Le jeune écolier écoute religieusement son entraîneur distiller ses commentaires. Parmi la vingtaine de jeunes aborigènes s’entraînant ce soir d’été sur le terrain de l’école primaire de Guangfu se cache peut-être le nouvel espoir du baseball taïwanais. Coincé entre deux massifs montagneux de l’est de l’île, le village de la tribu amis a déjà vu grandir plusieurs joueurs professionnels au fil des années. Tous sortis de cet établissement, devenu malgré lui, une fabrique de champions.

Dans ce pays d’Asie à la population majoritairement d’origine chinoise et où le base-ball est roi, il n’est pas rare de voir la moitié de la sélection nationale composée d’autochtones, et ce depuis des décennies. Pourtant cette minorité compte à peine cinq cent mille membres sur les 23 millions d’habitants. A peine deux pourcent de la population, selon les statistiques officielles. Ces peuples ancestraux venus d’Asie du Sud-Est se sont installés sur l’île il y a plus de 5 000 ans, bien avant l’arrivée des Chinois, à partir de la fin du XVIIe siècle.

Sur le terrain, la distinction ne se lit pas au dos des maillots mais bien sur les traits de leurs visages et dans leur morphologie. Les aborigènes utilisent des noms chinois dans la ligue taïwanaise. Parmi les pépites du moment, Chih-Chieh Su jouit d’une grande popularité à Tainan, dans l’ouest de l’île, où il joue en club depuis 2016.

Des joueurs vénérés et recherchés

Mais dans cette ville, c’est un autre enfant du pays qui est cité en héros : Ching-Feng Chen. Le premier à avoir rejoint le championnat américain de référence : la Major League Baseball. Entre 2002 et 2005, l’autochtone de la tribu siraya a joué pour les Dodgers de Los Angeles. Depuis sa percée, une quinzaine d’autres Taïwanais l’ont suivi aux Etats-Unis. Presque tous des aborigènes.

Lors de la saison de base-ball, des recruteurs des grandes équipes américaines assistent régulièrement à des matchs à Taïwan pour détecter ces talents. Il faut dire que pour une île aux modestes 14 000 km2 de superficie, le pays a eu ses moments de gloire dans l’histoire du base-ball mondial. Plusieurs troisièmes places en Coupe du monde (1986, 1988, 2001), une finale en 1984 et surtout une médaille de bronze aux Jeux olympiques de Los Angeles la même année, et une d’argent à Barcelone, en 1992.

C’est à cette époque, lors des Jeux de 1984, que Cory Snyder, ex-international américain et joueur des Dodgers de Los Angeles et Giants de San Francisco les a croisés. Aujourd’hui, il entraîne les Brothers Elephants de Taichung dans la ligue taïwanaise.

Chang Yen-Tse, 9 ans, s’exerce sous les yeux de son entraîneur à l’école primaire de Guangfu. / Laetitia Béraud

Plus grands, plus forts, plus puissants

« Il n’y a pas une énorme différence, mais j’ai remarqué que les joueurs aborigènes sont un peu plus grands, plus forts et plus puissants », explique-t-il. Son équipe en compte seize. Et il n’est pas le seul à penser cela. L’argument du physique de ces sportifs revient régulièrement à Taïwan. Comme si la biologie à elle seule pouvait expliquer leur remarquable succès et leur surreprésentation dans ce sport.

En réalité, les aborigènes font aussi l’objet de croyances populaires tenaces à Taïwan. On leur prête une structure osseuse et un sang différents, qui feraient d’eux des athlètes naturels, voire… surnaturels ? « Quand j’étais petit, dans mon village, notre prêtre nous disait que c’était un don de Dieu », confie Szu-Chi Chou. A 35 ans, l’Amis originaire de Guangfu a défendu les couleurs de Taïwan à l’international. Chez lui, il est devenu une légende.

« Certains aborigènes sont physiquement différents des Chinois, mais c’est surtout une prophétie autoréalisatrice », explique Alan Bairner, professeur en sociologie du sport à l’université de Loughborough, en Angleterre, et qui a fait des recherches sur le rôle du base-ball dans la société taïwanaise. Il préfère évoquer l’admiration suscitée par la multitude d’aborigènes devenus professionnels, faisant de ce sport une porte de sortie de la pauvreté pour les jeunes.

Car, aujourd’hui, la plupart d’entre eux vivent toujours dans les régions montagneuses de l’est de l’île, partie la moins développée du territoire. Si leurs conditions de vie et leurs droits sont bien plus avancés que ceux de populations autochtones d’autres pays, ils font toujours face à des discriminations. Espérance de vie plus courte, salaires plus bas, taux de chômage plus élevé, échec scolaire, la société évolue lentement.

Des corps d’athlète travaillés dès le plus jeune âge

Szu-Chi Chou ne s’en cache pas, c’est bien pour sortir de cette pauvreté qu’il a voulu devenir joueur professionnel. Aujourd’hui, il a créé une fondation. Quand il retourne à Guangfu, il donne des bourses à de jeunes joueurs prometteurs pour qu’ils aillent s’entraîner et étudier en ville ou à l’étranger. « Mais ils doivent aussi bien travailler à l’école », précise le joueur.

Dans cette ville amis, on ne vit plus au rythme des matchs des héros de la ville, mais l’héritage est toujours bien vivant. Sur le mur de l’école primaire, une fresque à l’effigie du base-ball et du football vient rappeler que l’établissement a toujours eu un intérêt particulier pour ses équipes sportives. « Depuis au moins soixante-dix ans, avant cela il faudrait regarder dans les archives japonaises », dit le directeur Wan-Nan Lin. De 1895 à 1945, l’île était sous domination niponne. C’est à cette époque que le base-ball fut importé à Taïwan par les Japonais.

L’école de Guangfu compte cent quatre-vingts élèves, dont quelques-uns des villages alentour qui viennent ici spécialement pour s’entraîner et dorment sur place. Ils s’entraînent tous les soirs : un effort quotidien qui explique leurs succès futurs, selon leurs éducateurs.

Après l’entraînement, quelques élèves attendent leurs parents devant l’école de Guangfu. / Laetitia Béraud

« Les enfants aborigènes sont très timides. En les faisant jouer au base-ball, nous voulons les rendre fiers et leur donner plus confiance en eux », explique le directeur, qui veut mettre l’accent sur l’esprit plus que sur le corps. Sur son bureau trônent quelques trophées sportifs, ainsi qu’une photo d’un ancien élève, devenu l’homme aux cent coups de circuit (home runs) dans la ligue professionnelle taïwanaise : Szu-Chi Chou bien sûr.

Objectif Tokyo 2020

Dans cette région pauvre de l’île, le gouvernement encourage la minorité à jouer au base-ball. La pratique du sport est gratuite pour les enfants. Pour Taïwan, isolée à l’international, en conflit avec la République populaire de Chine, qui ne reconnaît pas son indépendance, l’équipe nationale de base-ball est un moyen de briller. Dans la promotion et la construction d’une identité nationale taïwanaise — distincte de la Chine continentale —, les aborigènes jouent un grand rôle malgré eux.

Quand le pays a commencé à gommer l’héritage du dictateur Tchang Kaï-chek en changeant ses billets, en 1999, la banque nationale a fait imprimer l’illustration d’une jeune équipe de base-ball sur celui de 500 dollars. Il s’agirait de la légendaire équipe de Hong Ye, championne du monde en 1968 et composée d’enfants… aborigènes. Tout un symbole. En réalité, le billet représente tous les succès du pays en « Little League », un tournoi réunissant des jeunes équipes du monde entier. Avec dix-sept titres mondiaux chez les jeunes, les équipes taïwanaises survolaient la compétition dans les années 1970.

Aujourd’hui, avec sa nouvelle génération qui s’exporte aux Etats-Unis, Taïwan se prend à rêver d’or dès les Jeux de Tokyo 2020, qui verront le retour du base-ball dans le programme olympique. Mais avant cela, une autre page de l’histoire de ce sport reste à écrire sur l’île. A ce jour, aucun aborigène n’a jamais occupé un poste clé dans la ligue taïwanaise, ni entraîné la sélection nationale ou un club professionnel. Un sacré défi pour les jeunes pousses de l’école de Guangfu.

Les jeunes joueurs de l’équipe nationale rêvent d’or aux Jeux olympiques de Tokyo en 2020. / FISU