L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Distribué pour la première fois en salle (par Capricci Films), Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma fut réalisé pour TF1 en 1986, dans le cadre d’un hommage à la collection « Série noire ». En cette année où était privatisée la première chaîne, tandis qu’avec La Cinq, Sylvio Berlusconi faisait son entrée dans le paysage audiovisuel français, cette commande fut pour Jean-Luc Godard l’occasion de faire un film sur le cinéma – sur sa grandeur et sa décadence, plus précisément, à l’heure de la télévision toute puissante. S’il est censé s’inspirer de Chantons en chœur, roman de James Hadley Chase, c’est sur un mode pour le moins impressionniste. Une affaire de climat plus que de scénario, qui donne à une intrigue d’apparence triviale la tonalité tragique d’un film noir.

Grandeur et décadence… nous plonge dans l’activité de la société de production Albatros, petite ruche où s’organise le casting d’un long-métrage tandis que le patron, Jean Almereyda, se débat avec des créanciers douteux. Le personnage, dont le nom était aussi celui de Jean Vigo (militant anarchiste, le père de Vigo s’était rebaptisé Miguel Almereyda) est joué par Jean-Pierre Mocky, cinéaste qui, comme Godard, a construit son propre système de production comme un îlot de résistance autonome.

Oraison funèbre

Une belle moustache surlignant le dessin de sa bouche, Jean-Pierre Léaud, renommé pour les besoins du film Gaspard Bazin, cherche des acteurs pour leur faire passer des essais. L’épouse d’Almereyda, Eurydice, voudrait devenir actrice, et force son chemin auprès de Bazin. La comptabilité gère les fiches de paye, s’inquiète de ces liasses de billets avec lesquelles le producteur voudrait régler les salaires. Les candidats défilent devant la caméra de Carol, chef opératrice jouée par Caroline Champetier qui signe également l’image du film – et vient d’en superviser la restauration.

Tourné dans les locaux de JLG Films, la société de production de Jean-Luc Godard, avec des acteurs choisis parmi les techniciens qui restent généralement derrière la caméra, et aussi des « chômeurs de l’ANPE », le film met à nu la mécanique du cinéma, la tambouille prosaïque qui préside à cette alliance ambiguë de l’art et de l’industrie, pour en chanter une forme d’oraison funèbre. « La toute puissance de la télévision », scandent les intertitres, tandis que la voix de Leonard Cohen nous enveloppe de son infinie tristesse. Almereyda, lui, voit la mort partout. Alors que ses pairs – Beauregard, Braunberger, Rassam… – sont tous « tombés au champ d’honneur », ses contemporains sont comme « déjà morts ». Comme le dit Godard lui-même, dans une savoureuse petite scène qui les réunit : « La France est sale. Les gens ne se lavent pas les idées. »

Une forme ludique, pop, inventive

Porteur d’une mélancolie annonciatrice des futures Histoire(s) du cinéma, Grandeur et décadence… adopte une forme ludique, pop, inventive, le cinéaste franco-suisse expérimentant les possibilités de la vidéo et du petit écran avec une vigueur et une liberté dont il a seul le secret – les mêmes qui le guideront dans son exploration de la 3D, trente ans plus tard, pour Adieu au langage. La lettre mordante qu’il envoya au directeur artistique de TF1 de l’époque qui voulait insérer des coupures publicitaires dans le film (retranscrite dans le dossier de presse du film) témoigne de la jubilation avec laquelle il s’est attelé à la tâche. « D’un point de vue artistique, je regrette que TF1 ne puisse pas insérer davantage d’écrans publicitaires au cours de cette œuvre qui le mérite, ce qui serait parfaitement en rapport avec le sujet. Nous pouvons vous indiquer plusieurs passages où l’insertion d’un écran publicitaire serait fort utile, soit à cacher le jeu outré de l’acteur, soit une faiblesse de découpage ou d’éclairage. (…) Bien entendu, il faudra choisir d’un commun accord les écrans publicitaires destinés à être insérés lors de la diffusion, et pour leur bien, et pour celui de l’amère porteuse”. »

Godard invente de fait une nouvelle forme de cinégénie – faudrait-il dire « télégénie » ?

Avec la texture et les couleurs de la vidéo, avec les jeux de surimpression, de fondus, de graphisme clipé qu’elle permet, Godard invente de fait une nouvelle forme de cinégénie – faudrait-il dire « télégénie » ? Sous une certaine lumière, le visage d’Eurydice fait penser à La Jeune Fille à la perle, de Vermeer (très belle Marie Valera, jamais revue au cinéma depuis). A Bazin, il rappelle celui d’actrices du muet comme Dita Parlo. Alors que les autres comédiens récitaient des fragments d’un poème de Faulkner dans le désordre en passant sous l’affiche de ce totem de la modernité cinématographique qu’est L’Avventura, d’Antonioni, cette beauté revenue d’entre les morts lui inspire un désir de classicisme : il lui demande de lire le poème dans sa continuité. Tel Orphée arrachant sa fiancée aux enfers, Bazin, comme envoûté, a regardé en arrière. Et précipité ainsi sa propre perte.

GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UN PETIT COMMERCE DE CINÉMA - JEAN LUC GODARD - Bande Annonce
Durée : 01:23

Film français de Jean-Luc Godard (1986). Avec Jean-Pierre Léaud, Jean-Pierre Mocky, Marie Valera (1 h 32). Sur le Web : www.capricci.fr/grandeur-decadence-petit-commerce-cinema-1986-424.html et www.les-bookmakers.com/films/grandeur-et-decadence-dun-petit-commerce-de-cinema