Angleterre, début de la décennie 1960 : les conservateurs, au pouvoir depuis 1951, arrivent au bout de leur capital politique. Le pays sort enfin des restrictions de l’après-guerre, la censure sur L’Amant de Lady Chatterley est levée, au théâtre et dans les rayons des librairies, une génération d’écrivains (Alan Sillitoe, John Osborne…) s’empare de la réalité d’une société marquée par l’extrême pauvreté d’une bonne partie de la classe ouvrière, mais aussi par la relative prospérité de sa frange la plus jeune. Ce qui donnera, à plus ou moins brève échéance, la victoire électorale du Labour de Harold Wilson (1964) et la prise du sommet des hit-parades par les Beatles (1963).

Et au cinéma ? On trouvera une bonne part de la réponse à cette question dans la réédition, échelonnée sur quatre semaines, de trois films sortis entre 1961 et 1962, qui ont en commun la même société de production – Woodfall – fondée par leurs réalisateurs, Tony Richardson et Karel Reisz, et une même préoccupation, mettre en scène la place d’une génération dans une société schizophrène, déchirée entre les souvenirs de l’Empire et la modernité américaine.

"The loneliness of the long distance runner" (1962)
Durée : 03:43

Grisaille industrielle

Adapté d’une nouvelle d’Alan Sillitoe, La Solitude du coureur de fond a pour héros Colin, un jeune homme envoyé dans un borstal (« maison de correction ») pour avoir volé quelques dizaines de livres. Le directeur de l’établissement voit en ce garçon qui a couru toute sa vie pour échapper aux policiers un champion potentiel et le force à s’entraîner en vue d’une compétition d’athlétisme qui opposera le borstal à une école privée.

L’opposition de classe prend chair dans l’affrontement entre les deux acteurs qui incarnent Colin et le directeur. Tom Courtenay, fils d’ouvrier, qui débute ici (en même temps que toute une génération de garçons aux accents à couper au couteau, des cockneys Terence Stamp et Michael Caine au Mancunien Albert Finney ou au Gallois Richard Burton) impose sa présence physique face à Michael Redgrave, rejeton et patriarche d’une dynastie d’acteurs (sa fille Vanessa épousera bientôt Tony Richardson) au maintien aristocratique. Les flash-back qui reviennent sur le triste parcours de Colin sont filmés en décors naturels à Nottingham, dans une grisaille industrielle que vient briser une excursion sur les plages de la côte Est.

Saturday Night And Sunday Morning (1960)
Durée : 02:25

Colère juvénile

On retrouve la même colère juvénile dans Samedi soir dimanche matin. Cette fois, le jeune homme en colère s’appelle Arthur, il a le physique de faune celte qui était alors celui d’Albert Finney, autre débutant magnifique. Ouvrier sur une chaîne, il fabrique de petites tiges métalliques dont on ignorera l’usage. A la délinquance, il préfère la luxure, dépensant sa paie (qui est confortable) en pintes au pub, avant de forniquer avec la femme d’un collègue. La force animale du personnage est opposée aux règles de la société de consommation naissante et – même si le rock est quasiment absent de ce film, comme des autres – les monologues d’Arthur ont inspiré des générations de musiciens britanniques, des Kinks à Franz Ferdinand, en passant par les Smiths et les Arctic Monkeys.

Issus du documentaire, Reisz et Richardson partiront pour Hollywood, comme la plupart des réalisateurs de leur génération

On confessera une faiblesse pour le troisième de ces films, Un goût de miel, tourné par Tony Richardson entre Manchester et Liverpool, d’après une pièce de la dramaturge Shelagh Delaney. Le destin de Jo, adolescente britannique qui vit seule avec une mère alcoolique pourrait faire un mélodrame : c’est une comédie amère, emportée par Rita Tushingham, dont les débuts assurés évoquent aussi bien Jean-Pierre Léaud (pour la naïveté roublarde) que Sandrine Bonnaire (pour la résolution et l’énergie). Amoureuse d’un marin antillais qui l’a abandonnée, elle en porte l’enfant avec le soutien d’un garçon homosexuel qui aspire à la respectabilité. Photographié (comme La Solitude…) par Walter Lasally, Un goût de miel est une course allègre et désespérée dans des paysages industriels à la beauté violente.

A Taste Of Honey
Durée : 03:35

Issus du documentaire, Reisz et Richardson partiront pour Hollywood, comme la plupart des réalisateurs de leur génération. Les acteurs de cet équivalent britannique de la Nouvelle Vague deviendront des étoiles de la scène (Courtenay) ou de l’industrie d’outre-Atlantique (Finney, Bates). Vivant dans l’illusion d’être l’enfant préféré de Hollywood, le cinéma anglais s’effondrera dix ans plus tard lorsque les capitaux américains fuiront le pays. C’est un autre groupe, issu de la télévision (Mike Leigh, Stephen Frears, Ken Loach) qui le reconstruira, sur les fondations laissées par ces jeunes gens.

La Solitude du coureur de fond, film britannique de Tony Richardson (1962). Avec Tom Courtenay, Michael Redgrave (1 h 40), sortie le 20 septembre. solaris-distrib.com/la-solitude-du-coureur-de-fond
Samedi soir dimanche matin, film britannique de Karel Reisz (1961). Avec Albert Finney, Shirley Anne Field (1 h 29), sortie le 4 octobre. solaris-distrib.com/samedi-soir-dimanche-matin
Un goût de miel, film britannique de Tony Richardson (1961). Avec Rita Tushingham, Robert Stephens (1 h 40), sortie le 18 octobre. solaris-distrib.com/un-gout-de-miel  et fr-fr.facebook.com/solarisdistrib