Tout au long des chaînes de valeur qui composent l’activité effervescente de l’économie mondiale, des criminels extrêmement bien organisés et interconnectés ont su profiter des lacunes de notre système global pour proliférer en parallèle. Des cartels de la drogue, des trafiquants d’êtres humains, des marchands d’armes et des négociants de différents biens illicites ou illicitement acquis ont tiré parti de l’économie mondiale pour se multiplier. En même temps sont apparus des criminels impliqués dans la falsification de documents, le blanchiment d’agent, la fraude fiscale et le contournement de réglementations environnementales. Ces activités représentent une source de revenus servant à corrompre les fonctionnaires, voire à financer des insurrections politiques et des organisations terroristes.

La société civile, les institutions gouvernementales et les organisations internationales se sont certes mobilisées pour combattre ce monde souterrain, mais trop souvent le crime organisé dispose d’un modèle de coordination et d’efficacité meilleur que celui des acteurs légitimes qui s’efforcent de lutter contre ces forces sinistres. Hautement organisés, ces criminels agissent par le biais de canaux de communication et de systèmes de gestion des opérations performants, qui traversent les frontières internationales et s’étendent à des continents entiers. Pour parvenir à éliminer le crime, il est essentiel que la société civile, les institutions gouvernementales et la communauté internationale fassent preuve d’une capacité de fonctionnalité et de flexibilité égale à celle des criminels en ce qui concerne les fossés géographiques, organisationnels et culturels.

Surpêche et fraude fiscale

C’est en suivant les discussions suscitées par le troisième Symposium international sur la criminalité de la pêche, qui s’est tenu à Vienne les mardi 26 et mercredi 27 septembre, que ces réflexions me sont venues. En tant que Nigérian dévoué à mon pays et à sa prospérité, et en tant que membre de l’Africa Progress Panel travaillant en étroite collaboration avec son président, Kofi Annan, j’ai œuvré pour sensibiliser le monde aux effets dévastateurs de la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) sur les peuples africains.

Le continent africain abonde en ressources naturelles et ses océans regorgent de poisson, ce qui, compte tenu de la diminution des stocks de poisson dans d’autres mers et de l’augmentation de la demande, a suscité l’intérêt d’entreprises du monde entier au cours des dernières années. Trop souvent, ces ressources halieutiques naturelles, qui pourraient agir comme un véritable moteur de transformation économique durable en Afrique et de prospérité pour les peuples africains, voient leur potentiel inexploité.

Cette situation est en grande partie attribuable à la pêche INN, qui est souvent le fait de flottes étrangères qui ne communiquent pas d’informations sur leurs captures et pratiquent la fraude fiscale ainsi que la surpêche, mettant en péril l’environnement et privant les communautés locales de pêcheurs de leurs moyens de subsistance.

Ces activités coûtent à l’Afrique de l’Ouest 1,3 milliard de dollars chaque année (1,1 milliard d’euros), des fonds dont elle a cruellement besoin pour financer ses initiatives de sécurité sociale ainsi que ses projets liés à la santé et à l’éducation. Cependant, tenter de combattre ce fléau revient à s’attaquer à une montagne.

Des normes peu rigoureuses

La pêche INN ne représente pas un phénomène isolé, mais imbriqué dans un réseau d’activités complexes et interdépendantes. Tout d’abord, il s’agit essentiellement d’un problème à l’échelle planétaire. Pour que l’Afrique parvienne à éradiquer la pêche INN dans ses mers, une action coordonnée dans d’autres régions s’impose. En effet, les navires agissant au large de ses côtes sont souvent immatriculés dans d’autres mers, les poissons sont exportés vers des marchés du monde développé et les revenus ainsi générés sont envoyés vers des paradis fiscaux offshore. Mais, en réalité, tout cela a des implications qui dépassent largement la seule pêche INN.

L’absence de réglementation et de surveillance, qui a été à l’origine de la prolifération de la pêche illégale, a également permis à d’autres activités criminelles de se multiplier. Ainsi, le trafic international de drogues, par exemple, a trouvé dans certaines régions d’Afrique un refuge relativement sûr, notamment en Afrique de l’Ouest. Ce trafic est contrôlé par de riches individus qui possèdent de puissantes relations et opèrent à l’échelle mondiale pour le transport de marchandises par voies aérienne, terrestre et maritime, utilisant aussi bien des pistes d’atterrissage en Amazonie que d’anciennes routes nomades dans le Sahara, voire des sous-marins dans l’Atlantique.

Ces acteurs dépendent souvent largement du maintien de normes peu rigoureuses en matière de surveillance dans l’industrie de la pêche, ce qui leur permet d’effectuer leurs activités de contrebande et de transporter des marchandises frauduleuses. Par ailleurs, ainsi que l’a indiqué l’Organisation internationale du travail, la pêche illégale est également étroitement liée aux pratiques esclavagistes modernes et aux réseaux de traite d’êtres humains. Les migrants contraints de travailler sur des navires de pêche sont souvent victimes d’abus physiques et sexuels et ne reçoivent qu’une rémunération faible, voire aucune rémunération.

Un monstre parmi nous

C’est pourquoi je demande instamment : les populations connaissent-elles l’origine du poisson dans leur assiette ? Manger du poisson pêché par un navire qui reste opaque quant à ses captures équivaut bien souvent à manger du poisson provenant d’activités liées au travail forcé ou ayant servi de couverture à la traite d’êtres humains et au transport de stupéfiants.

Démanteler ce monstre exigera des efforts de coordination complexes et le maintien d’une communication de haut niveau entre les différentes parties prenantes, et ce à tous les degrés d’analyse : géographique, institutionnel et professionnel. Les acteurs de la société civile, des institutions gouvernementales et des organisations internationales œuvrant en faveur de la lutte contre les pratiques de pêche INN doivent travailler de concert avec les acteurs impliqués dans le combat contre le trafic de stupéfiants, la traite d’êtres humains et le travail forcé, pour ne citer qu’eux — et vice versa. En outre, ces efforts doivent être déployés simultanément aux niveaux national, régional et international.

Il va de soi que la victoire contre ce fléau ne pourra être remportée sans des citoyens bien informés et à même de faire entendre leur voix à l’échelle mondiale, conscients de ce monstre qui rôde parmi nous.

Olusegun Obasanjo, ancien président du Nigeria de 1999 à 2007, est membre de l’Africa Progress Panel, à Genève, présidé par Kofi Annan.