L’influent et sulfureux polémiste Milo Yiannopoulos, escorté après une conférence à l’université de Californie à Berkeley, le 24 septembre. / STEPHEN LAM / REUTERS

« – Mec, nous sommes dans une guerre existentialiste globale où nos ennemis existent sur les réseaux sociaux et tu te masturbes sur des détails ! Tu devrais être au centre des débats parce que tu es tout ce qu’ils haïssent ! Lâche tes jouets, sors tes outils, et viens aider à sauver la civilisation occidentale.
– Message reçu. Je ferai une semaine de l’islam la semaine prochaine.
– Pas la peine. Contente-toi d’entrer sur le ring. Tu es les réseaux sociaux et ils en ont fait une arme très puissante. »

L’échange est autoritaire. En premier, Steve Bannon, directeur du site d’extrême droite Breitbart et futur cerveau de Donald Trump durant sa campagne électorale. Son interlocuteur, Milo Yiannopoulos, ancien journaliste tech devenu l’un des polémistes les plus sulfureux mais aussi les plus vénérés par une frange de la jeunesse – il vient par exemple d’écrire un article racoleur et misogyne : « Le contrôle des naissances rend les femmes laides et folles. » Steve Bannon souhaite que celui-ci traite davantage de la menace que représentent à ses yeux l’islam et les migrants pour la civilisation occidentale.

Comme nombre d’e-mails internes de Breitbart révélés par Buzzfeed dans une très longue enquête, ils lèvent le voile sur les relations et les motivations profondes de l’homme le plus influent dans la conquête du pouvoir de Donald Trump et de son flamboyant émissaire sur les réseaux sociaux.

« Drôle de casser les tabous »

Milo Yiannopoulos, dit « Nero », a été l’une des personnalités les plus citées sur les réseaux sociaux en 2016. Autoproclamé « plus fabuleux superméchant d’Internet », ce journaliste britannique gay d’extrême droite, extravagant et volontiers narcissique, n’a eu de cesse d’être de tous les combats les plus clivants, participant activement à cette « guerre culturelle » théorisée par plusieurs penseurs d’extrême droite.

Le GamerGate, ce mouvement de joueurs de jeu vidéo autoproclamés apolitiques qui s’opposent à la diffusion du féminisme dans les médias ? Il s’en est fait le héraut, lui qui encore un an plus tôt ne montrait à l’endroit des gamers que dédain et ennui. Leslie Jones, cette actrice noire américaine du remake de SOS Fantômes victime de harcèlement sur les réseaux sociaux ? Il s’en amuse et la provoque, au point, fait rare, de se faire radier à vie de Twitter. L’alt-right, cette étiquette semble-t-il cool et moderne pour réunir les droites extrêmes au sein d’un mouvement civilisationniste, islamophobe et ultraconnecté ? Il la théorise et se présente comme l’un de ses « compagnons de route ».

L’homme, à l’ironie superbe, à la trajectoire sinueuse et à la repartie facile, n’a jamais été aisé à catégoriser. Il a écrit des articles homophobes, publié des allusions racistes sur Twitter, mais se défend d’être l’un ou l’autre – il a épousé en 2016 un homme noir.

Dans un e-mail envoyé à BuzzFeed News, il se justifie de la sorte :

« J’ai déjà dit par le passé que je trouve drôle de casser les tabous et de rire de choses dont on me dit qu’il est interdit de rire. Mais tous ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas raciste. En tant que descendant d’une famille juive, je condamne bien sûr le racisme dans les termes les plus forts. J’ai cessé de plaisanter sur ces sujets car je ne veux pas de confusion à ce propos. Je désavoue [le théoricien racialiste] Richard Spencer et toute sa bande d’idiots. Je suis et ai toujours été un supporteur sans faille des juifs et d’Israël. Je désavoue le nationalisme blanc et je désavoue le racisme et l’ai toujours fait. »

Des articles coécrits avec des néonazis

L’examen des e-mails révélés par BuzzFeed montre de cet homme clé de la diffusion en ligne des thèses d’extrême droite une image ambiguë, celle d’un employé narcissique et ambitieux, et prêt à servir n’importe quelle idéologie revendiquée par sa direction pourvu que cela profite à son image et sa carrière. « Un soldat utile », résume l’article.

BuzzFeed relate l’épisode, central, de la rédaction de son guide de l’alt-right pour Breitbart. D’un côté, Milo Yiannopoulos fraye avec de nombreuses figures de l’extrême droite en ligne, à l’image de Weev, le fondateur du site néonazi DailyStormer. C’est à eux, entre autres, qu’au printemps 2016 il envoie une série d’e-mails informels pour leur demander de lui « balancer du jus de cerveau » sur l’alt-right.

Il demande ensuite à Allum Bokhari, son assistant et ghost writer, de tricoter un article à partir des réponses que ses contacts lui envoient, et qu’il lui transfère sans remarques ni amendements. Il envoie le premier jet à Vox Day, auteur de science-fiction suprémaciste blanc, qu’il a croisé lors de son « combat » en faveur du GamerGate, afin que celui-ci lui donne son avis sur l’article. « Solide, honnête et assez complet », valide ce dernier.

« On va bâtir une équipe autour de toi »

Passe-plat docile entre Steve Bannon, le directeur de la publication, et les différentes figures tutélaires de l’extrême droite en ligne, Milo Yiannopoulos fait rarement acte de conviction – ni dans un sens, ni dans l’autre. Seul l’intéresse de pouvoir s’associer au résultat de cet article de manière gratifiante. Il réussit à convaincre Allum Bokhari qu’il vaut mieux que lui, Milo Yiannopoulos, signe seul cet article, qu’il n’a pourtant pas rédigé.

Le tour de main de Steve Bannon est d’avoir compris le ressort narcissique de Milo Yiannopoulos. A travers des articles misogynes ou homophobes, le polémiste s’amuse à provoquer, sans qu’il soit toujours possible d’y distinguer ce qui relève du goût du défi et des convictions profondes. En revanche, s’il est une chose qui laisse peu de doute, c’est que le feu des projecteurs l’attire. En février 2016, Steve Bannon le compare à Greg Gutfeld, un des éditorialistes de Fox News.

« Il devrait te servir de modèle. Commentateur culturel brillant qui comprend vraiment la pop culture, la scène hipster et l’advant-garde [sic]… Allé sur Fox et a essayé de faire l’expert politique… Il a perdu toute crédibilité… Tu es l’un des héritiers potentiels de son leadership culturel alors agis de manière conséquente. »

Quelques semaines plus tard, le stratège politique de Donald Trump invite son protégé au Festival de Cannes et le présente en personne à ses donateurs, la richissime famille Mercer. « Je mesure la chance que j’ai, lui répond Yiannopoulos, le 20 mai. Je vais continuer à travailler dur, que vous gagniez de l’argent – et remportiez la guerre ! Merci de m’avoir emmené cette semaine et pour la confiance que vous placez en moi, chef. La gauche ne va pas voir venir ce qui va lui arriver. » « Contente-toi d’être toi-même. On va bâtir une équipe autour de toi », lui répond Steve Bannon. A l’été, l’ancien journaliste technologies est désormais la star de Breitbart et la vedette d’un show télé itinérant.

L’antisémitisme, une ligne rouge, mais…

Milo Yiannopoulos se laisse docilement jouer, mais sait aussi se préserver. Il délègue notamment l’écriture de ses articles à des internautes issus de la mouvance GamerGate, mais communique avec eux à travers un serveur de messagerie dédié, yiannopoulos.net, et des salles de conversation privées sur l’application Slack. « Cette structure, analyse BuzzFeed, a isolé la chefferie de Breitbart des savants de 4chan et des vétérans du GamerGate travaillant pour Yiannopoulos. Et cela lui a donné une équipe loyale envers lui plus qu’envers Breitbart. »

La machine Yiannopoulos tourne bien. Son exposition grandissante lui attire les confessions spontanées de sympathisants d’horizons inattendus, comme Hollywood, la télévision câblée américaine, des médias – y compris un magazine féminin – ou encore Google. Des « Pede [nom de code pour un sympathisant de Trump] infiltrés », comme l’un d’eux se baptise.

Quelle est la clé de cette aura ? L’homme sait jouer avec les lignes. Que ce soit envers ses ouailles ou ses plus proches collaborateurs, la star montante de Breitbart évite les terrains qu’il estime plus minés que d’autres. Par exemple, s’il ne lésine pas sur les articles islamophobes, il s’émeut dès que le responsable des comptes Twitter et Facebook du média s’autorise des sorties antisémites. « Je me bats souvent pour [ne pas être associé à l’extrême droite]. J’ai besoin de rester, sinon loin, du moins assez loin » des néonazis, explique-t-il dans un e-mail de novembre 2015 au théoricien néoréactionnaire Curtis Yarvin.

Mais il arrive aussi que ce soit sa rédaction en chef, en l’occurrence Alex Marlow, qui lui censure ses propres plaisanteries racistes ou antisémites. Lorsque Yiannopoulos propose d’inviter dans son show le hackeur néonazi Weev, « un super invité provocateur », « l’une des personnes les plus drôles, intelligentes et intéressantes que je connaisse… Complètement dans la ligne, pour moi », la rédaction en chef ne donne pas suite. Ses mots de passe, découvrent ses collaborateurs, contiennent des références à l’ascension de Hitler au pouvoir, comme LongKnives1920 (la nuit des longs couteaux).

Lien maintenu avec Steve Bannon

Lorsqu’à l’été 2016 Steve Bannon quitte Breitbart pour rejoindre l’équipe de campagne de Donald Trump et que Milo Yiannopoulos est banni de Twitter, les deux hommes restent en contact. Ils se mettent notamment d’accord pour ne pas intenter d’action en justice contre le réseau social à l’oiseau bleu : la posture victimaire de la liberté de parole qu’on tente d’étouffer est bien plus puissante, semblent-ils estimer.

En octobre 2016, à la suite d’échauffourées entre extrême droite néonazie et antifascistes, Donald Trump promet de garantir la libre expression sur les campus universitaires. « Il prononce des phrases extrêmement proches de celles que j’ai prononcées. Bannon le nourrit », se félicite Milo Yiannopoulos, ivre d’influence. Le soir de l’élection du candidat républicain, il publiera un selfie au QG de campagne du nouveau président américain.

Milo Yiannopoulos a démissionné de Breitbart en février 2017, à la suite d’une affaire que les e-mails dévoilés par Buzzfeed abordent succinctement : l’éternel polémiste avait fait l’éloge de la pédophilie dans une intervention filmée et disponible sur Internet. A travers son avocat, l’homme a cherché à se maintenir à son poste, prétextant que la vidéo, vieille de 13 mois, ne représentait pas son opinion. En vain. C’était apparemment, pour Breitbart, la limite à ne pas dépasser.