Jamais Barcelone n’aura vu autant de drapeaux espagnols. Les centaines de milliers de personnes – 350 000 selon la police locale, plus d’un million selon les organisateurs – venues manifester contre l’indépendance de la Catalogne, dimanche 8 octobre, les ont portés, arborés, agités, s’en sont enveloppées, ont peint les couleurs sur leur visage.

Dans un pays qui a du mal avec les symboles nationaux – l’hymne et le drapeau rappellent à de nombreux Espagnols l’époque franquiste –, c’est pourtant une immense marée rouge et jaune qui a envahi le centre-ville de la capitale catalane pour « défendre l’unité de l’Espagne » et – c’était le slogan du rassemblement – « retrouver le sens commun ».

Une image qui se voulait aussi forte que celle des manifestations monstres organisées ces dernières années par les indépendantistes dans ces mêmes rues mais avec pour étendard un autre drapeau, la « esteleda » (« l’étoilée »).

Une semaine après le référendum d’autodétermination, déclaré illégal par Madrid, organisé le 1er octobre par le gouvernement de Carles Puigdemont, celle qu’on appelle la « majorité silencieuse » a voulu parler. Pas vraiment d’une même voix mais parler quand même. Dans la foule, on pouvait ainsi entendre des appels à la modération, des cris d’orgueil national, « l’Espagne unie ne sera jamais vaincue », et des slogans contre le président de la communauté autonome, « Puigdemont, en prison ».

Contre « la passion nationaliste »

L’association Société civile catalane (SCC), qui milite pour un maintien au sein de l’Espagne, avait convoqué la manifestation, soutenue par les conservateurs du Parti populaire (au pouvoir à Madrid) et les centristes de Ciudadanos. Les socialistes, sans y participer officiellement, avaient appelé leurs militants à les rejoindre.

A la tribune, les deux principaux intervenants, Mario Vargas Llosa, l’écrivain péruvien naturalisé espagnol, et Josep Borrell, l’ancien président du Parlement européen, ont eu des paroles très dures envers les indépendantistes. « La passion peut être destructrice et féroce quand l’animent le fanatisme et le racisme. La pire de toutes, celle qui a causé le plus de ravages dans l’Histoire, c’est la passion nationaliste », a dénoncé l’écrivain.

« La Catalogne n’est pas une colonie, ce n’est ni le Kosovo ni la Lituanie ni l’Algérie », a renchéri Josep Borrell, qui a évoqué devant la foule le risque d’aboutir à « un affrontement civil ».

Le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa lors de la manifestation contre l’indépendance de la Catalogne à Barcelone le 8 octobre. / JORGE GUERRERO / AFP

Dans la rue, les manifestants ont surtout appelé au dialogue. Arturo Sanchez Rodriguez, 71 ans, se définit encore comme andalou « mais en fait, je suis catalan car ça fait cinquante ans que je vis ici. Mes enfants, mes petits-enfants sont catalans, mes parents sont enterrés ici », raconte-t-il, ému. C’est sa première manifestation. Il est venu avec son épouse, Maria, de Santa Coloma de Gramenet, une petite municipalité au nord de Barcelone. Ils arborent des pancartes où l’on peut lire « pau » (« paix » en catalan).

« Crise très mal gérée de part et d’autre »

« Il faut trouver un terrain d’entente, on ne peut pas continuer comme ça », dit Arturo. Il accuse les indépendantistes d’avoir créé une « réalité parallèle. On vit bien en Catalogne, mieux que dans beaucoup d’autres régions espagnoles. J’ai une bonne retraite, mes deux enfants ont des bons boulots, je ne sais pas de quoi se plaignent les indépendantistes. L’Espagne a des problèmes mais ce sont les mêmes pour tout le monde. La crise économique a joué un grand rôle. On a tout mélangé », estime-t-il.

Sara Costa est une « une Catalane de souche, mariée à un indépendantiste », dit-elle en riant. Enveloppée dans une « senyera », le drapeau officiel catalan, c’est aussi sa première manifestation. « Cette crise a été très mal gérée de part et d’autre. [Le chef du gouvernement espagnol] Mariano Rajoy aurait dû proposer une solution politique et Carles Puigdemont aurait dû chercher une solution intermédiaire. »

Un accord négocié, assure-t-elle, « qui donnerait un peu plus de pouvoirs aux Catalans, même mon mari l’accepterait ! Ainsi que de nombreux indépendantistes. » Sara voudrait de nouvelles élections « pour que l’on puisse s’exprimer de manière véritablement démocratique ».

Pedro Martinez est fonctionnaire. Il estime que toute décision sur la Catalogne doit être prise par l’ensemble des Espagnols, car cela concerne tout le pays : « Nous sommes 46 millions, on doit aussi prendre en compte notre opinion. » Quelle solution propose-t-il ? « Je n’ai pas de préférence, un dialogue, une éventuelle négociation qui pourrait améliorer les relations entre Madrid et Barcelone mais dans le cadre de l’unité de l’Espagne. »

Antonio Santamaría, un petit entrepreneur de Barcelone, se dit très préoccupé. Il pense que la société catalane est très divisée. « Dans les réunions de famille, ça fait bien longtemps qu’on ne parle plus de l’indépendance pour éviter de se fâcher, explique-t-il. On parle du temps, de foot. Je crois que les divisions sont très profondes et que l’on va mettre une génération à s’en remettre. »

Dialogue de sourds

Alors que les fractures entre pro et anti s’expriment de plus en plus ouvertement, Madrid et Barcelone restent arc-boutées sur leurs positions.

C’est par médias interposés que M. Rajoy et M. Puigdemont ont continué leur dialogue de sourds. Dans une interview accordée au quotidien El Pais, dimanche 8 octobre, le leader conservateur a assuré que Madrid empêchera que « la moindre déclaration d’indépendance ne débouche sur quoi que ce soit ».

Interrogé sur l’application de l’article 155 de la Constitution – il permet de suspendre l’autonomie d’une région –, le chef du gouvernement espagnol a assuré qu’il n’écartait rien. « Mais je dois faire les choses en leur temps (…). J’aimerais que la menace de déclaration d’indépendance soit retirée le plus vite possible », a-t-il ajouté.

Sur TV3, la télévision catalane, M. Puigdemont a de son côté répété qu’il appliquerait la loi du référendum approuvée début septembre par le Parlement régional ; elle l’autorise à déclarer l’indépendance en cas de victoire du oui. Or d’après Barcelone, les indépendantistes ont remporté le vote du 1er octobre avec 90,1 % des voix, la participation s’établissant à 43 %.

« Ce qui se passe en Catalogne est bien réel, que ça plaise ou non » à Madrid, a encore déclaré M. Puigdemont. Il a prévu d’intervenir mardi 10 octobre devant le Parlement pour prendre acte des résultats du scrutin.