La sortie du film Gauguin, voyage de ­Tahiti, d’Edouard Deluc, ranime un débat qui met mal à l’aise les spécialistes du peintre – et est absent du Grand Palais –, celui de ses trois compagnes vahinés successives, de leur âge et de son statut de Français dans une colonie. Il a été relancé par un article de Jeune Afrique, « La pédophilie est moins grave sous les tropiques », paru le 21 septembre, et repris dans la presse et sur les réseaux sociaux. Il reproche au film de dissimuler que la première compagne de l’artiste à Tahiti, Tehamana, a 13 ans quand il l’« épouse », trente ans de moins que lui ; d’oublier qu’il a ensuite des compagnes du même âge, Pahura, 14 ans en 1896, à Tahiti, Vaeoho, 14 ans aussi en 1901, à Atuona, aux Marquises ; et qu’il est alors déjà atteint de la syphilis, l’une des principales causes de mortalité au XIXe siècle. L’actrice jouant Tehamana dans le film de ­Deluc ayant 17 ans, le spectateur ne peut soupçonner ces réalités. C’est fâcheux, aussi fâcheux que le silence des biographies et des catalogues.

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L’argument selon lequel Gauguin se ­conforme aux mœurs locales n’est pas faux. Ces adolescentes deviennent ses compagnes et les mères de ses enfants avec l’accord de leurs parents. Dans le cas de Vaeoho, il s’agit même d’un geste politique : son père, chef marquisien, la retire de l’école catholique d’Atuona pour la « donner » à Gauguin, qui ne cesse de dénoncer l’action néfaste des missionnaires.

La reine de Tahiti mariée à 10 ans

On ne peut donc employer les termes de « viol » ou d’« enlèvement », ni projeter mécaniquement les raisonnements actuels sur une époque dont plus d’un siècle nous sépare. Jamais Gauguin n’a fait l’objet de plaintes des familles auprès des autorités judiciaires. Celles-ci l’auraient pourtant poursuivi avec le plus vif plaisir, parce que ses articles dans le journal Les Guêpes, dont il est rédacteur en chef à partir de 1900, déplaisent autant au juge qu’au ­préfet et à l’évêque.

Que les mœurs diffèrent entre la France et la Polynésie est flagrant. L’âge moyen du mariage en France, dans ces années, s’établit pour les femmes entre 24 et 25 ans. On peut se marier ou être mariée plus tôt, le code civil ayant fixé la nubilité féminine à 15 ans en 1801 – et n’ayant pas été revu sur ce point avant 2006… Mais ce n’est pas ce qui se passe majoritairement en France. A l’inverse, la reine de Tahiti, Pomaré IV (1813-1877), se marie à 10 ans, divorce et se remarie à 13. Plus généralement, selon Vaiana Giraud, auteure d’une thèse sur les écrits de Gauguin, le recensement de 1886 indique que la moitié des Tahitiennes de plus de 14 ans sont alors mariées ou veuves.

Reste que la pratique de la « petite épouse », domestique et maîtresse soumise à l’autorité du Blanc, est très fréquente chez les colons, en Afrique autant qu’en Océanie, quel que soit le pays colonisateur. Reste qu’on ne peut nier l’attirance de Gauguin pour les très jeunes femmes et les corps « exotiques ». Quand il rencontre la Malaise Annah, dite « la Javanaise », à ­Paris en 1894, elle a 13 ans – et vit de la prostitution. Sans doute faut-il voir là la manifestation physique de l’obsession de l’innocence perdue qui domine sa pensée et sa création. On aurait préféré qu’elle ne s’exprime que dans ses œuvres, mais tel n’est pas le cas.