Pour le célèbre vidéaste suédois, la presse jeu vidéo est inversement utile à la presse cinéma. / Capture d'écran

Les journalistes jeu vidéo n’échappent pas au sentiment de défiance grandissante envers la presse, et cette fois, c’est le youtubeur le plus suivi au monde, le controversé Felix Kjellberg, dit PewDiePie, qui a relancé une polémique née au début du mois de septembre. Un journaliste économique du site spécialisé Venture Beat avait alors filmé ses nombreuses erreurs manette en main sur le jeu Cuphead, suscitant moqueries et critiques du métier. Après s’en être déjà amusé huit jours plus tôt, PewDiePie, dans une vidéo du 7 octobre baptisée « S’il vous plaît, ne vous sentez pas mal en regardant ce gameplay », s’est fait siennes les critiques adressées à la presse spécialisée et les a prolongées :

« Je trouve ça intéressant, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de différence entre un joueur et un critique de jeu vidéo. Pour ce qui est des films, je me fie plus aux critiques de cinéma car ils sont professionnels. C’est leur boulot. Ils savent analyser un film différemment d’un œil lambda. Mais pour ce qui est des jeux vidéo, c’est le contraire. Je me fie aux critiques des joueurs plus qu’aux journalistes, parce quand vous êtes aussi mauvais manette en main [il diffuse la séquence où Dean Takahashi, journaliste économique du site Venture Beat, échoue à franchir le tutoriel de « Cuphead »], pourquoi devrais-je écouter ce que vous avez à dire ? »

Le Suédois de 28 ans avait commencé sa vidéo consacrée au jeu en tournant en dérision plusieurs articles reprochant à Cuphead sa difficulté.

« Maintenant qu’il est disponible, voyons voir ce que les principaux médias spécialisés disent de “Cuphead”. “Je trouve la difficulté de ‘Cuphead’ exaspérante, pas amusante.” C’était spectaculaire ! Voyons du côté de “Polygon” : “Ne laissez pas les speedrunners de ‘Cuphead’ vous faire culpabiliser.” S’il vous plaît, ne culpabilisez pas. Peut-on s’il vous plaît avoir un moment de recueillement pour tous les mauvais joueurs ? S’il vous plaît… »

La vidéo, visionnée plus de 2,7 millions de fois en deux jours, a donné immédiatement lieu à de nombreux mèmes tournant en dérision le niveau de jeu supposé des journalistes spécialisés, notamment sur Twitter. Parmi ceux-ci, une parodie du mème Roll Safe expliquant que « ton jeu ne peut pas avoir une mauvaise note si le journaliste ne passe pas le tutorial » (14 000 retweets, 42 000 j’aime), une image trafiquée de Super Mario Odyssey présentant le mode facile comme un « mode journaliste jeu vidéo » (6 000 partages, 20 000 j’aime), ou encore un compte satirique baptisé Game Journalist, passé de 0 à 4 000 abonnés depuis sa création le 7 octobre.

Positionnement politque

Les critiques contre la presse jeu vidéo n’ont rien de nouveau – le courrier des revues des années 1990 témoigne déjà d’interrogations récurrentes sur la partialité des journalistes envers telle ou telle machine, tel ou tel constructeur. La remise en question de la compétence des testeurs de jeu est en revanche inédite, en tout cas à cette ampleur, alors même que la presse spécialisée a longtemps recruté sur des critères de dextérité manette en main davantage que sur des prérequis journalistiques.

Mais le secteur a enchaîné depuis plusieurs années les polémiques, notamment dans le monde anglophone. En 2012, un éditorial engagé d’Eurogamer avait donné lieu au « DoritosGate », première remise en question profonde et massive de la déontologie des journalistes et des liens de connivence pouvant exister avec les marques. En 2014, la publication d’informations intimes puis le harcèlement en ligne d’une développeuse de jeu vidéo, Zoe Quinn, et sa défense par les principaux sites de la presse spécialisée, souvent étiquetée à gauche et progressiste, avaient servi de point de départ au « GamerGate », mouvement de critique des médias sur fond d’antiféminisme. Si celui-ci s’est dit apolitique, il a souvent frayé avec l’« alt-right », mouvement de convergence des droites extrêmes anglophones, sur les forums comme dans des bars.

Les soutiens de ce mouvement restent aujourd’hui bien présents dans la diffusion de mèmes se moquant de Dean Takahashi et des journalistes jeux vidéo. Ainsi du compte Game Journalist, aux nombreux messages à connotation misogyne et homophobe, et dont l’historique montre que ses tweets ont été partagés en premier lieu par des sympathisants du GamerGate, du polémiste d’extrême droite Milo Yiannopoulos, ou directement par Mike Cernovitch, influent masculiniste américain.

Une vidéo qui ne fait pas l’unanimité

De son côté, PewDiePie entretient des relations difficiles avec les médias, notamment depuis qu’après une vidéo de lui mettant en scène une pancarte « mort aux Juifs », un article du Wall Street Journal lui a valu de perdre Disney comme sponsor. Il s’est par ailleurs justifié de s’être déguisé en nazi en expliquant que le contexte montrait que ces déguisements étaient ironiques. Il reste extrêmement populaire et influent auprès de milliers de joueurs de jeu vidéo, capables de faire baisser la note moyenne d’un jeu vidéo sur la plate-forme Steam pour le venger des critiques.

Laura Kate Dale, auteure de l’un des articles moqués par PewDiePie, s’est plainte auprès de l’intéressé d’avoir vu son avis caricaturé. « J’explique dans mon papier que j’aime les jeux difficiles, j’ai juste trouvé celui-ci [Cuphead] ardu pour de mauvaises raisons. (…) J’ai fini Cuphead. Mais je n’ai pas beaucoup aimé les raisons qui font qu’il est dur. » Comme le relève un internaute en réponse, « [PewDiePie] a très bien enlevé tout contexte, pour quelqu’un qui dit que tout est dans le contexte ».

La développeuse Andi McClure a regretté de son côté ne pas « pouvoir apprécier la difficulté de Cuphead sans m’associer malgré moi avec un mouvement de youtubeurs proches des nationalistes blancs, qui pensent qu’ils sont le peuple élu, les seuls ayant le droit de jouer aux jeux vidéo, et qui diabolisent des “journalistes jeux vidéo” qui leur servent d’épouvantail afin d’éliminer les journalistes femmes et de couleur du débat sur Internet. »