Tim Osborne, dirigeant de GML, en 2014 à Londres. / LEON NEAL / AFP

Dans leur quête des milliards russes, les anciens actionnaires de Ioukos, le groupe pétrolier de Mikhaïl Khodorkovski, démantelé à partir de 2003 par l’Etat russe, avaient fait de la France leur terrain de jeu favori. C’est dans l’Hexagone, où la législation était jugée particulièrement favorable, que ces hommes d’affaires espéraient recouvrer une partie des 50 milliards de dollars (42 milliards d’euros) que la Fédération de Russie était censée leur payer au titre de compensation pour la disparition de leurs actifs, en application d’une décision rendue en 2014 par un tribunal d’arbitrage néerlandais.

Mardi 10 octobre, les anciens actionnaires de Ioukos, réunis au sein d’une société basée à Gibraltar, GML, ont pourtant annoncé la fin de leurs procédures de saisies lancées en France.

A travers des saisies et des gels de biens immobiliers et de comptes en banque supposés associés à l’Etat russe, les ex-actionnaires avaient en effet obtenu l’immobilisation de plus de 800 millions d’euros, la loi française permettant que de telles actions soient effectuées avant validation par un juge. Des saisies ou des tentatives de saisie ont ainsi concerné les groupes de médias russes en France ou le terrain de la cathédrale orthodoxe de Paris, et jusqu’à des paiements dus par Arianespace à son homologue Roscosmos. Cette dernière saisie, pour un montant de 300 millions d’euros, avait été levée en juin par la Cour d’appel de Paris, dernier avatar d’une longue série de revers judiciaires qui ont peu à peu réduit la valeur des saisies en cours à une petite trentaine de millions d’euros.

Ce sont ces revers successifs, motivés par les tribunaux français par la difficulté à prouver le lien entre les sommes immobilisées et l’Etat russe, qui ont poussé GML à annoncer la fin des procédures. La holding « a conclu qu’il n’était plus économiquement efficace de poursuivre l’exécution des sentences arbitrales en France », écrit-elle dans un communiqué. En clair, les frais d’avocats et les interminables procédures entourant chacune des saisies ne sont plus à la hauteur des perspectives de gains, confirme une source au sein de GML.

« Pressions »

GML, structure qui regroupe cinq hommes d’affaires russes, et dont le principal bénéficiaire, Leonid Nevzline, a trouvé refuge en Israël, explique aussi sa décision par les « pressions » exercées par le pouvoir russe sur la France dans cette affaire exceptionnelle tant par les montants en jeu que par son caractère politique. En mars 2015, une note adressée à Paris par le ministère des affaires étrangères russes, consultée par Le Monde, évoquait ainsi l’adoption possible par Moscou de « mesures appropriées et proportionnées à l’égard de la République française ». Soit des menaces de représailles à peine voilées que les diplomates russes demandaient à Paris de « bien vouloir porter à la connaissance du tribunal français compétent ». Le dossier a aussi été régulièrement évoqué lors des rencontres entre Vladimir Poutine et François Hollande durant le quinquennat de ce dernier.

Les diplomates français assurent avoir résisté à ces pressions, mais le Quai d’Orsay a tout de même obtenu que la loi Sapin 2, adoptée à l’automne 2016, intègre des amendements rendant plus difficiles – à l’avenir, et non dans le cas Ioukos – les saisies de biens d’Etats étrangers, en demandant notamment un accord préalable de la justice, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Les anciens actionnaires du groupe pétrolier disent désormais vouloir « concentrer leurs efforts » sur les procédures en cours aux Pays-Bas, là où se joue le cœur de la bataille et où la situation n’est pas beaucoup plus encourageante. En juillet 2014, un tribunal d’arbitrage de La Haye avait donc condamné la Russie à verser une compensation de 50 milliards de dollars à GML, les arbitres estimant que la mise en faillite de Ioukos, onze ans plus tôt, suivie de l’emprisonnement pendant dix ans de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, avait été artificielle et politiquement motivée. Une décision similaire de la Cour européenne des droits de l’homme, condamnant la Russie à verser 1,9 milliard d’euros, avait poussé Moscou à annoncer officiellement s’affranchir des décisions de l’organe judiciaire européen.

Mais en avril 2016, le tribunal de district de La Haye, équivalent d’un tribunal d’instance français, a estimé l’arbitrage néerlandais invalide, jugeant que le traité sur la charte de l’énergie, sur lequel il se fondait, n’était pas opérant. Les anciens actionnaires, qui font valoir que Moscou s’était explicitement engagé à appliquer ce traité, ont fait appel, et se disent confiants que « l’expropriation la plus brutale de l’histoire moderne ne restera pas impunie ». Les audiences sur le fond doivent débuter courant 2018.

Mais même en cas de victoire définitive aux Pays-Bas, difficile d’envisager autre chose qu’un retour à la case départ : comment obtenir de la Russie le paiement de ces sommes non seulement gigantesques, mais, qui plus est, issues d’un jugement qui constitue un désaveu de l’une des actions – censée marquer la mise au pas des oligarques – les plus emblématiques du premier mandat de Vladimir Poutine ? Pour l’heure, les procédures de saisie se poursuivent seulement en Belgique.