Et vous, vous l’aimez plutôt corsé ou velouté ? C’est le grand sujet de conversation du monde du jeu vidéo depuis début septembre, et la révélation accidentelle qu’un des journalistes économiques les plus réputés du milieu était par ailleurs un très piteux joueur de jeux de plateforme. C’est que le jeu vidéo, pareil au café, peut se déguster plus ou moins corsé. Du latte machiatto doux et laiteux pour les palais sensibles au ristretto noir et serré pour les amateurs de saveurs fortes, chacun a son goût en matière de difficulté.

Au centre des débats, un titre revient depuis plusieurs semaines : Cuphead. Derrière ses graphismes de dessin animé des années 1930, le titre sorti sur Xbox One et PC cache un défi diaboliquement relevé, qui a valu à plusieurs grands médias et vidéastes notoires de s’écharper sur l’intérêt d’un challenge si relevé dans un jeu vidéo.

Mais comment satisfaire tout le monde, alors que les exigences peuvent être si contraires. La même semaine, un speedrunner [joueur tentant de finir un jeu le plus rapidement possible] a réussi à finir Cuphead en utilisant un tapis de danse en guise de manette, une prouesse de maestro absolu, tandis qu’un journaliste spécialisé de Rock Paper Shotgun demandait l’introduction d’un bouton pour zapper les boss trop durs.

Les éditeurs eux-mêmes hésitent parfois entre ces deux extrêmes. L’éditeur Ubisoft a modifié le système de combat d’Assassin’s Creed Origins pour le prochain épisode de la série, afin de le rendre plus exigeant, tout en annonçant un mode « touriste » qui permettra, à partir de 2018, de visiter sa reconstitution de l’Egypte sans se confronter au moindre garde hostile.

Le spectre de la « casualisation »

En vérité, la question de la difficulté hante l’histoire du jeu vidéo. L’évolution du système de vie dans les jeux de tir en est une illustration éclatante. Alors que dans les productions des années 1980, le héros meurt souvent au moindre projectile reçu, Doom (1993) instaure un système de vie à points – une centaine, que le joueur peut restaurer avec des médikits [bonus de santé classique dans les jeux de tir]. GoldenEye (1997) introduit un gilet pare-balles bouclier, qui encaisse provisoirement plusieurs tirs sans que la santé de l’agent de sa majesté ne soit entamée.

La série « Call of Duty » a popularisé un système de santé s’autorégénérant automatiquement. / Activision

Call of Duty (2003) finit par instaurer ce qui servira de modèle pour tous les jeux d’action de la dernière décennie : l’idée d’un personnage qui recouvre automatiquement sa santé tant qu’il se tient en lieu sûr.

Ainsi, selon une idée bien répandue, les jeux sont de moins en moins difficiles. L’affirmation était particulièrement vraie à la fin des années 2000, quand Nintendo a ouvert le marché à plusieurs publics néophytes, comme les mères de famille et les seniors ; tandis que les éditeurs de blockbusters, souvent pris dans des référentiels cinématographiques, tentaient de rendre les expériences plus fluides, et les morts plus rares.

Cette période de « casualisation », comme elle est qualifiée avec dédain, est parfois allée jusqu’à gommer la possibilité d’échouer ou de rester bloqué. Dans un épisode très décrié de Prince of Persia (2008), le héros ne peut plus chuter, un personnage féminin, Elika, se jetant à son secours à chaque faux pas. Un an plus tard, New Super Mario Bros. Wii (2009) permet à un joueur de se calfeutrer dans une bulle pendant qu’un autre trave le niveau pour lui.

Dans « New Super Mario Bros. Wii », Nintendo introduit des bulles dans lesquelles le joueur peut se réfugier, laissant un autre traverser le niveau. / Nintendo

Le moment « Dark Souls »

Cette ère-là semble toutefois en grande partie révolue. Par un spectaculaire effet de retour de balancier, la difficulté est revenue à la mode dans les jeux vidéo. La crise bancaire de 2008 a directement pesé sur les ventes des jeux et consoles les plus grand public − ceux pour qui la manette n’est qu’un loisir accessoire − tandis que le cœur des utilisateurs passionnés, eux, est resté.

« Super Meat Boy » a remis la vicelardise à la mode dans le jeu vidéo. / Edmund McMillen, Tommy Refenes

Coup sur coup, le sadique jeu de plate-forme en deux dimensions Super Meat Boy (2010) et le punitif jeu d’action-exploration Dark Souls (2011) ont rappelé cette évidence oubliée : il existe un public pour les expériences élitistes, celles qui mettent les nerfs du joueur au défi. Une tendance aujourd’hui plus assumée, que ce soit dans Cuphead, ou, un an plus tôt, dans le jeu de combat français Furi. Emeric Thoa, son concepteur, est lucide sur les raisons de leur succès d’estime :

« On [y] affronte des boss, des personnages uniques, des Goliath contre le David qu’on incarne. Le fait d’échouer plusieurs fois, de recommencer, de persévérer, parfois même d’être frustré, mais de finalement, aux prix de nombreux effort, finir par le vaincre, ça créé une satisfaction incomparable. Si l’on avait rendu le jeu très facile, il aurait été moins mémorable pour les joueurs qu’on ciblait. »

Même Nintendo s’est mis à la page : après plusieurs épisodes très critiqués pour leurs didacticiels bavards et infantilisants, le dernier The Legend of Zelda, Breath of the Wild, sur Switch (2017), est revenu au contrat ludique des premiers épisodes : lâcher le joueur au milieu du monde et le laisser se débrouiller - ou du tout moins lui donner l’illusion de ne pas être aiguillé.

L’art de doser la difficulté

Torréfacteur de pixels, le développeur doit réussir à trouver l’équilibre délicat entre challenge attendu et challenge acceptable. Cet aspect est suffisamment essentiel pour que les professionnels parlent de « courbe de difficulté », pour la rythmique de leur jeu, et de « pic de difficulté », pour ces séquences de challenge extrême qui peuvent surmobiliser le joueur ou le faire abandonner. Mieux : toute l’industrie de l’e-sport ne jure aujourd’hui que par la maxime « easy to learn, hard to master » (facile à apprendre, difficile à maîtriser).

Pour cela, les « playtests », ou tests utilisateurs, se sont multipliés depuis une dizaine d’années. Ubisoft est l’un des plus friands de ce type d’approche. « Le but est de placer le curseur. Ce qui est facile pour un joueur peut au contraire être difficile pour un autre », constate Yann Bijou, qui supervise ceux-ci. Mais ces séances d’analyse en situation sont également très répandues dans le monde du free-to-play mobile, où savamment amené, un mur brutal de difficulté peut pousser le joueur à dépenser de l’argent dans un item lui permettant de franchir plus vite l’obstacle.

Le moindre jeu Ubisoft fait l’objet de nombreux playtests en amont pour évaluer comment les joueurs se débrouillent avec. / Ubisoft

Même les jeux développés de manière plus artisanale ont recours à des playtests, fut-ce de manière informelle, pour évaluer l’accessibilité de leur titre. « En tant que développeur, on est sans arrêt en train de tester son jeu. On perd le recul sur la notion de difficulté assez rapidement. Alors on demande à des gens extérieurs à l’équipe de tester, et on les regarde jouer. Cela ne se passe jamais comme on aimerait… », reconnaît Emeric Thoa.

Les tours de passe-passe des créateurs

Alors, les jeux vidéo tendent à s’adapter discrètement au niveau du joueur. Dans une longue et passionnante conversation Twitter, plusieurs professionnels et experts de l’industrie ont ainsi dévoilé fin août les mille et une petites subtilités qu’ils utilisent pour maintenir le challenge ou au contraire aider en douce celui ou celle qui tient la manette.

Les astuces vont du célèbre système de bonus de Mario Kart attribués aux pilotes les moins bien classés à l’intelligence artificielle qui s’adapte au niveau du joueur dans Left 4 Dead 2, aux premiers vaisseaux de Luftrausers qui tirent volontairement à côté du joueur pour lui donner l’impression d’être doué en esquives. « Il existe des tas de façons d’équilibrer la difficulté d’un jeu », observe Emeric Thoa.

Le système d’attribution des armes de « Mario Kart » est célèbre et évident, mais il n’est qu’un cas parmi plein d’autre de manipulation de la difficulté par les développeurs. / Nintendo

Et ce n’est là que quelques exemples parmi tant d’autres. Dans Far Cry 4, la précision des ennemis se réduit à mesure qu’ils s’approchent de celui qui tient la manette. Dans System Shock, la dernière balle de chargeur cause plus de dégâts, donnant l’impression plus souvent d’avoir survécu de justesse. Dans Gears of War, afin de ne pas décourager les débutants en ligne à leur première partie, ceux-ci débutent avec des bonus plus puissants. Tandis que dans la série des Uncharted, la vitesse à laquelle s’écroulent certaines plates-formes sont ajustées en fonction de l’éloignement du chemin permettant de se sauver. En jeu vidéo, même les ristrettos les plus serrés sont toujours un peu coupés au sucre.

« Cuphead », un cas très particulier

Le cas de Cuphead est au final très instructif. En raison de son esthétique très cartoon, il se rapprocherait plutôt d’un expresso servi dans ce qui ressemblerait à un verre de diabolo grenadine. Pour la développeuse de jeu vidéo expérimentaux Andi McClure, c’est la raison pour laquelle il a suscité tant de débats :

« Il y a deux types de raisons pour lesquelles on peut avoir envie de jouer à Cuphead : l’une est le gameplay, qui est très dur à séparer de la difficulté, mais l’autre est la réalisation artistique, qui est somptueuse et attire en réalité probablement le plus de monde. Je pense que Cuphead a été pensé pour un public qui apprécie la difficulté, mais ils ont accidentellement attiré une autre avec leur style trop réussi. Oups ! »

L’esthétique enchanteresse de Cuphead est pour le moins trompeuse : elle ne laisse pas deviner le challenge redoutable qu’il réserve. / Studio MDHR

A ses yeux, le charme esthétique et la difficulté de Cuphead sont même des deux facettes d’un même charme. « Si le jeu était facile, vous le traverseriez très rapidement, et nombre des animations les plus fines ou les plus amusantes ne vous laisserait pas une forte impression. »

Le jeu polémique de Microsoft n’est par ailleurs par le premier du genre à mêler esthétique cartoon et élitisme. Il tient ce mélange de Mickey Mousecapade, un jeu de 1987, rappelle Andi McClure.

« Les mouvements des héros sont très similaires, cela parle également de personnage de cartoon des années 1930, et c’est aussi très, très dur. En un sens, il est plus punitif encore que “Cuphead”. Mais parce qu’il a été conçu à l’époque de la NES, les gens ne s’en souviennent pas comme d’un jeu très dur. Le rapport des joueurs à la difficulté était différent alors. »

Mickey Mousecapade (NES)
Durée : 16:42