Accoudé au comptoir de la brasserie La Loco, Christophe aligne les expressos comme d’autres grillent les cigarettes, entre oisiveté et impuissance. Le « train de 9 heures » en provenance de Paris a depuis longtemps quitté la gare qui fait face au bar, et avec lui tout espoir d’une course à travers l’Artois.

Etre taxi à Lens, c’est guetter l’arrivée des deux rames quotidiennes en provenance de la capitale. Christophe Ducrocq ne se fait plus guère d’illusion sur l’avenir de sa profession. Et encore moins sur le sort de la sous-préfecture du Pas-de-Calais : « Lens est devenue une ville morte. Il y a encore moins de boulot qu’avant, les commerces ferment. Ne restent que des banques, des coiffeurs et des opticiens. »

Le chauffeur ne compte même plus sur le Racing Club de Lens (RCL) pour remplir la banquette de sa berline allemande : « Quand nous étions en première division, on transportait des Parisiens, des Marseillais… Les soirs de victoire, nous amenions des Lensois jusqu’à Paris, où ils faisaient la fête. Mais c’est fini. Il n’y a plus que des locaux pour venir aux matchs ici. »

Sous le désenchantement de Christophe Ducrocq point le paradoxe d’une ville tiraillée entre la nostalgie d’une période faste, symbolisée par les succès de son équipe de football et par son titre de championne de France 1998, et l’espoir d’un salut économique passant par l’émergence de nouvelles activités.

La Ligue 1, les Sang et Or n’en ont plus foulé les pelouses depuis plus de deux ans. Une honte pour ce club toujours porté par ce que d’aucuns désignent comme le « meilleur public de France ». Après dix journées de Ligue 2, le RCL n’a récolté que deux victoires et pointe déjà à cinq points de Sochaux, autre club déchu du football hexagonal et premier non relégable, avant d’affronter Bourg-en-Bresse, vendredi 13 octobre.

Fin de règne pour Gervais Martel

Ce laborieux début de saison a été fatal à Gervais Martel. Grand commandeur du RCL (qu’il présida de 1988 à 2012 puis de nouveau à partir de 2013), l’ancien chef de rayon chez Auchan a renoncé, le 30 septembre, à la présidence du club pour ne conserver que celle du conseil d’administration. « Ça fait trente ans que je suis ici et ça me semblait important que des personnes plus jeunes que moi aillent au front tous les jours, explique-t-il. Il y a eu des moments extraordinaires, difficiles et inexplicables. Je connais ma responsabilité. »

Gervais Martel a bel et bien lâché les rênes d’un club qu’il aura porté au sommet du football français. Affectant toutes les strates de la direction, la réorganisation en cours apparaît comme une reprise en main du RCL par Joseph Oughourlian, financier français propriétaire de la société luxembourgeoise Solferino, actionnaire majoritaire du club.

Communication sans fioritures et organigramme façon grande entreprise : la méthode imposée par les nouveaux dirigeants se veut « performative ». Après les tergiversations et promesses non tenues de l’Azéri Hafiz Mammadov, propriétaire entre 2013 et 2016, Solferino, associé à l’Atlético Madrid pour le rachat du club en 2016, a mis un point d’honneur à consolider la situation sportive et financière du Racing. Avec le retour en Ligue 1 pour impératif.

Chicha, alcool et tacos

Maire (PS) de la commune, Sylvain Robert éprouve un « sentiment de gâchis par rapport à la dynamique de la fin de saison dernière ». Au-delà du bilan arithmétique, indigne d’un club dont le budget est supérieur à celui de neuf pensionnaires actuels de la Ligue 1, l’édile s’insurge face au manque d’engagement dont serait coupable une partie de l’effectif : « Le résultat est une chose, un match peut se jouer sur un tir qui ne rentre pas pour trois centimètres. Mais, ce qui ne passe pas auprès des supporteurs, c’est le détachement affiché par certains. On peut [accepter une défaite] s’ils se battent sur le terrain. »

Un manque d’implication dont les supporteurs se sont directement plaints auprès de l’équipe lors d’une « descente » à la Gaillette, le centre d’entraînement du groupe professionnel. En septembre, La Voix du Nord rapportait l’interruption d’un entraînement de veille de match. Face au groupe professionnel et au staff, un fidèle des travées du stade Bollaert-Delelis s’est lancé dans un discours d’une dizaine de minutes, dénonçant une attitude frisant la provocation : « Qu’on perde les matchs, OK. Mais Lens est une petite ville. Vous voir vous afficher dans les bars à chicha, vous croiser en boîte de nuit à boire de l’alcool après les défaites, vous voir manger des tacos dans les restos, alors qu’on est dernier, ce n’est plus possible. (…) Votre vie privée, on s’en moquerait certainement pas mal si vous étiez premiers au classement. Vous pourriez faire la fête sans souci. Mais là… »

Le désintérêt apparent d’une partie de l’effectif passe d’autant plus mal dans un club qui a longtemps fait figure d’étendard des « valeurs locales » : humilité, bravoure, générosité, abnégation, solidarité. Des vertus intimement attachées au passé industriel de la commune, nichée au cœur du bassin minier du Nord - Pas-de-Calais.

Les interminables avenues de brique rouge et les terrils sombres dressés en périphérie de la ville sont là pour rappeler les oublieux à leurs responsabilités. A l’heure où le RCL traverse l’une des plus mauvaises passes de son histoire, les joueurs se voient reprocher une passivité coupable envers une ville dont beaucoup ne sont pourtant pas originaires.

Pour Marion Fontaine, historienne à l’université d’Avignon et auteure d’une thèse consacrée au club (Le Racing Club de Lens et les gueules noires, éditions Les Indes savantes, 2010), la glorification d’un passé ouvrier révolu permet aux Nordistes de se singulariser dans un paysage footballistique dont ils ne sont plus l’une des têtes d’affiche. « Le club court après un modèle qu’il ne pourra jamais atteindre, soutient la chercheuse. L’attachement aux valeurs locales permet de se distinguer dans un football français à deux vitesses : cinq clubs évoluant dans le cadre d’une compétition européenne globalisée et les autres. Lens n’a aucune chance, sauf mutation, de faire partie des premiers. »

« Il n’y a pas que le ballon ici »

En dépit de la volonté de certains supporteurs ou dirigeants de voir perdurer la filiation entre les porteurs actuels du maillot Sang et Or et leurs glorieux prédécesseurs, les travées de Bollaert-Delelis ne constituent plus le baromètre du moral et de la santé économique de la ville. Si près de 10 % de la population se rend encore aux rencontres de l’équipe professionnelle, dont l’affluence moyenne dépasse les 20 000 spectateurs, une majorité de Lensois se montre totalement indifférente aux résultats du club.

Le développement d’activités culturelles ou de loisirs contribue à l’extinction progressive du mythe d’une équipe héritière des valeurs ouvrières et seule ambassadrice de l’ancienne cité minière. « Entretenue dans les années 1980 par des élus locaux confrontés à d’importantes difficultés économiques, l’idée que Lens est une ville pauvre, malheureuse et qu’il n’y aurait que le football pour la sauver a longtemps perduré, observe Marion Fontaine. Mais il n’y a pas ici que le ballon ou des descendants de mineurs. »

Inauguré en 2012, le Louvre-Lens a accueilli plus de 440 000 visiteurs en 2016, se hissant sur le podium des musées de province les plus fréquentés. Le stade Bollaert s’est trouvé un rival.