Tobie Nathan, psychologue, professeur émérite de psychologie à l’université Paris-VIII et écrivain. / JOEL SAGET / AFP

Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’avais pas rencontré Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychiatrie en France. Là, au centre Georges-Devereux où je vous reçois, mais aussi là où j’en suis dans ma tête. J’avais 21 ans, je sortais d’une enfance un peu chahutée, j’étais plutôt un trublion… J’avais déjà un idéal de connaissances et de recherche, mais je n’étais encore jamais parvenu à me concentrer sur un sujet.

Comment se passe cette rencontre ?

En fait, il y en a eu deux. La première date de 1969, je suis en licence de psychologie et d’ethnologie. L’année précédente, alors que nous étions sur les barricades, un camarade de fac qui savait que je m’intéressais à la psychanalyse m’avait conseillé de rencontrer Devereux – je n’en avais jamais entendu parler.

J’ai d’abord continué à faire la révolution, puis je m’en suis souvenu, et je suis allé m’inscrire comme auditeur à son séminaire. Et ça a été la gifle ! Immédiatement. Je n’ai tenu que quatre séances, pendant lesquelles il nous a analysé quatre vers d’Eschyle… C’était beaucoup trop ardu pour moi, mais j’étais ébloui. Je suis parti en me promettant de revenir quand je serais au niveau.

Je suis revenu le voir deux ans plus tard, pour m’inscrire en thèse de doctorat avec lui. Ce fut une journée incroyable. J’étais arrivé à 10 heures, je suis reparti à 22 heures ! Entre-temps, il m’avait fait passer un test de son invention, il m’avait raconté sa vie… Et m’avait dit : « Je t’accepte à mon séminaire. »

C’est au moment où il a prononcé ces mots – « Je t’accepte » – qu’il s’est passé quelque chose pour moi. J’avais pourtant des parents, je n’étais pas orphelin… Mais le fait d’être adoubé par cet homme assez raide, entouré d’un parfum d’Autriche-Hongrie et qui en avait l’accent, pour moi qui étais un passionné de Freud… C’était de l’ordre de l’adoption. C’est comme ça qu’il est devenu mon directeur de thèse, et que je suis devenu ethnopsychiatre.

En deux mots, qu’est-ce que l’ethnopsychiatrie ?

Cela consiste à apprendre des autres peuples les connaissances qu’ils ont des troubles psychiques et de leur traitement. A tenir compte de leurs traditions et de leurs rites ancestraux pour les soigner. Dans son livre fondamental, Mohave Ethnopsychiatrie (1961), Devereux décrit par le menu toutes les pensées qu’ont les Amérindiens Mohaves sur les maladies que nous appelons mentales.

C’est le sujet du film d’Arnaud Desplechin, Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines), sorti en 2013, où Devereux est interprété par Mathieu Amalric. Un film que j’ai adoré, même si le vrai Devereux n’était pas ce déconneur que joue Amalric.

S’intéresser à la culture des autres, vous avez été obligé de le faire dès l’âge de 9 ans. Né au Caire en 1948, vous en avez été brutalement chassé en 1957, en même temps que 25 000 Juifs d’Egypte. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

J’étais un môme, mon univers se résumait à la famille et à l’école. Mais à un moment donné, juste avant la crise du canal de Suez [qui opposa, en octobre 1956, l’Égypte et une alliance secrète formée par Israël, la France et le Royaume-Uni], j’ai vu les choses changer. Le monde arrivait dans la maison par l’intermédiaire de nos domestiques – tout le monde avait des domestiques en Egypte, les pauvres comme les riches.

Et soudain, je vois le regard que ces femmes portaient sur nous se transformer. Dans ce regard, j’entends : « Vous les Juifs, vous allez virer. » Et je me mets à écouter la radio. J’ai 8 ans, je ne comprends rien à ces discours politiques, mais je prends conscience qu’« ils » ne « nous » aiment pas. Je ne sais même pas ce que je dois mettre derrière ce « nous ». Mais cela me fait peur, et en même temps cela me fascine.

Et vos parents ?

Ils étaient terrorisés. Après la crise de Suez, de nombreux fidèles du régime nazi, qui avaient trouvé refuge en Egypte après la guerre, ont mis leur savoir-faire au service de Nasser. Des séquestres sont venus occuper les commerces juifs. Mon père, qui tenait une fabrique de parfums, a vu un jour arriver deux militaires dans son bureau. L’un d’eux a posé son flingue sur la table en lui demandant d’ouvrir le coffre – dans lequel il n’y avait rien. Mon père était vert de peur, et j’ai compris bien plus tard qu’il avait de bonnes raisons de l’être.

Vous êtes issu d’une famille rabbinique. Vous-même, vous considérez-vous juif, un peu, beaucoup ?

Totalement ! Mais comme on est juif en Egypte. Cela veut dire que j’ai des ancêtres, des gens auxquels on se réfère comme étant un début de lignée. Au début de ma lignée, il y avait le grand-père de mon grand-père maternel, et c’était le Grand rabbin d’Égypte. Je porte d’ailleurs son nom : Yom Tov, dont Tobie est le diminutif – c’est peut-être pour ça que je suis à moitié cinglé. Mais je suis ce qu’on appelle un « juif du Kippour » : c’est le seul jour de l’année où je vais à la synagogue – celle des juifs d’Egypte, bien entendu. Et j’adore ça. J’adore prier.

Vous croyez donc en Dieu ?

J’espère que je croirai un jour. Croire, c’est l’aboutissement du travail chez les Juifs, ce n’est pas le début. La croyance est un cadeau, et c’est un cadeau que je n’ai pas encore reçu.

Vous avez beaucoup écrit sur votre terre d’origine, notamment Ce pays qui te ressemble, roman qui fut finaliste au Goncourt 2015. Avez-vous jamais quitté l’Egypte ?

Oui, je l’ai vraiment quittée. Le jour du départ, quand nous avons embarqué au port d’Alexandrie, nous avons été fouillés au corps – il ne fallait pas sortir d’argent, ni la moindre chose qui puisse se vendre. A moi, l’enfant, ils ont laissé une chevalière : c’était le seul bijou que nous pouvions emporter avec nous. Eh bien, quand le bateau a quitté le port, j’ai pris la chevalière et je l’ai fichue à la baille.

Pourquoi ? Je n’en sais rien. Ma mère disait que c’était parce que je voulais vraiment rompre avec l’Egypte, elle a peut-être raison. Je n’y suis d’ailleurs jamais retourné. Donc, oui, j’ai quitté l’Egypte. Mais elle ne m’a jamais quitté. J’ai travaillé avec beaucoup d’enfants migrants, qui souvent partent à l’âge auquel j’ai migré : très souvent, ils oublient tout, y compris la langue. Moi, je n’ai rien oublié. Et je parle toujours l’arabe.

Comment l’avez-vous pratiqué, une fois en France ?

Avec ma mère. C’était une lettrée, elle parlait parfaitement le français, mais elle aimait mieux raconter les histoires en arabe – et moi, ce que je préférais, c’était les histoires. On aimait bien décortiquer ensemble les mots. Avant l’exil, ma mère était prof de maths au lycée. En France, elle a donné des cours particuliers, mais elle s’est surtout occupée de la maison, de mon grand frère et de moi-même…

Elle a été déprimée à partir du moment où elle a mis les pieds dans ce pays, et elle a arrêté sa dépression le jour de sa mort. Elle était très douloureuse. Sauf quand elle parlait avec moi de l’Egypte : elle adorait ça.

Pourquoi avoir choisi de venir en France ?

Parce que ma mère, qui pouvait réciter par cœur des poésies entières de Victor Hugo, avait une passion pour la France ! Mon père y était moins favorable. Cela lui semblait plus logique de partir en Israël : c’était moins loin, c’était là qu’allait s’installer une bonne partie de la famille… Aller en Israël quand on venait d’Egypte, c’était déménager. Aller en France, c’était émigrer. Et ils n’y ont jamais été véritablement heureux.

Dans la cité de Gennevilliers où j’ai grandi, au nord-ouest de Paris, la vie à la maison n’était pas très facile. Il y avait une douleur, un poids. D’abord parce qu’on était pauvres – mon père avait commencé par travailler comme dactylo, puis comme comptable. Mais surtout du fait de la séparation avec le reste de la famille. C’est une tradition en Egypte de vivre dans une grande famille. Et là, d’un seul coup, on s’est retrouvés juste tous les quatre : on n’était pas fabriqués pour ça. Je me souviens très bien de l’impression de vide que cela m’a fait.

Par la suite, j’ai toujours cherché à rétablir ce temps d’avant. Non pas que j’aie fondé une grande tribu – j’ai fait deux enfants, comme mes parents. Mais j’ai rétabli la connexion avec la famille d’Israël, avec ceux qui sont partis ailleurs, en Argentine, en Australie. Et je travaille avec plein de monde ! Une consultation d’ethnopsychiatrie, c’est un forum un peu familial : ce n’est pas un hasard si j’ai tenu à ce que ce soit ainsi.

Votre dernier livre, Les âmes errantes, est le fruit de trois ans de rencontres avec des jeunes gens en danger de radicalisation. D’eux, vous dites : « Ils me ressemblent. » Et vous précisez : « Non pas dans l’extrémisme, mais dans la nécessité de penser radicalement différemment de ce qu’on voit autour de soi. » Quand avez-vous commencé à penser différemment ?

Dès l’école communale. J’ai toujours exécré l’école française, à cause de l’uniformisation obligatoire que comporte cette institution. Autant j’ai adoré découvrir en France la possibilité d’être un quidam, de pouvoir me promener dans la rue sans que personne ne me reconnaisse, autant j’ai détesté cette uniformisation scolaire – tout le monde pareil, pas une tête qui dépasse.

Un jour, je devais être en CM1, je lève la main pour dire au maître : « Monsieur, je ne serai pas là demain, car on fait la Haggada » [texte ancien utilisé lors de la cérémonie de la Pâque juive]. Je savais très bien qu’il ne comprendrait pas. Mais là, il s’est passé un truc. Le type m’a regardé, et m’a dit : « Quoi ? Haggada sur mon bidet ? » Toute la classe s’est marrée… A partir de ce moment-là, j’ai toujours pensé le contraire de tout le monde.

D’où votre fascination pour Devereux ?

Lui aussi, c’est vrai, pensait le contraire de tout le monde. En revanche, il attendait de ses étudiants qu’ils disent la même chose que lui – et ça, ça ne me plaisait pas du tout ! J’ai travaillé pendant dix ans avec lui, nous avons fondé une revue ensemble, j’ai animé le séminaire avec lui… mais nous nous sommes quittés fâchés.

Le problème est survenu en 1981, quand j’ai décidé de prolonger la théorie qu’il avait élaborée en inventant une clinique spécifique destinée aux migrants. Il m’a accusé de l’avoir trahi, je n’ai pas compris pourquoi, et nous ne nous sommes plus jamais parlé. Il est mort quatre ans plus tard, il m’avait envoyé des messages peu de temps avant, il voulait me voir : je n’ai jamais répondu.

Votre pays d’origine, puis votre maître à penser : quand vous rompez, vous rompez vraiment ! Mais en même temps, vous restez fidèle : vous avez créé le centre Georges-Devereux, qui existe toujours aujourd’hui…

Le Centre s’est ouvert en 1993 dans le cadre de l’université Paris-VIII, à Saint-Denis. Ce fut une période extraordinaire. Enfin, on allait faire de la vraie psychologie en France ! C’est-à-dire un endroit universitaire où l’on reçoit des patients, où l’on forme des étudiants en thèse et où l’on enseigne ! Personnellement, c’est là que j’ai tout appris. De nos patients, bien sûr. Mais aussi de nos étudiants étrangers, qui appartenaient souvent aux mêmes ethnies que les patients que nous recevions.

Ce sont ces étudiants qui m’ont emmené au Bénin, au Cameroun, où je suis allé faire l’ethnologue sur le tard. A l’époque, ce centre a été comme un accélérateur de particules. Toutes les théories ethnopsychiatriques que l’on utilise aujourd’hui ont été élaborées dans ces moments-là.

Vous avez alors abandonné la psychanalyse, à laquelle vous aviez été formé…

J’ai été psychanalyste, oui. Mais je n’aimais pas cette méthode de travail, je n’y apprenais plus rien. Je l’ai donc abandonnée, et je suis allé chercher les autres mondes. C’était pour moi une exigence intellectuelle, que je voulais conduire jusqu’au bout. C’est la raison profonde pour laquelle j’ai abandonné la psychanalyse. Et puis je n’aimais pas le caractère codé qu’avait ce discours savant, cette manière impersonnelle de parler des gens. C’était pour moi un scandale individuel, et je ne savais pas comment résoudre ce problème.

Jusqu’en 1993, où j’ai publié un ethno-polar rempli de cas cliniques transposés sur le mode du roman. C’était Saraka Bô (« Sors les offrandes » en bambara). Cela a dénoué quelque chose en moi. Mais avec ce livre, je ne me suis pas fait que des amis. Il faut dire que j’avais fait une farce : tous les policiers portaient les noms de certains de mes collègues psychanalystes…

Malgré le succès du centre Devereux, en 2003, vous abandonnez tout pour partir à l’étranger. A force de vous faire traiter de chaman, de défaiseur de sort ou de communautariste par vos détracteurs, vous avez jeté l’éponge ?

Nos méthodes ont été critiquées, c’est vrai. Mais le vrai problème venait d’ailleurs. Le centre était devenu un pôle d’attraction, une sorte de luxe dans une fac qui n’en avait pas les moyens. Pour qu’il ne disparaisse pas, je suis donc devenu doyen, puis vice-président de l’université… Je me suis retrouvé de plus en plus loin de la clinique, de la recherche. Jusqu’au moment où j’ai compris qu’il fallait que je sorte de cet étouffement administratif.

Les enfants étaient grands, ma mère était morte quelques années plus tôt – je n’aurais pas pu partir tant qu’elle était en vie, vieille et mal en point. J’étais totalement libre ! J’avais toujours voulu vivre en Afrique. Avec ma seconde épouse, je suis donc parti, sur concours, comme directeur du bureau de l’Agence universitaire de la francophonie pour l’Afrique des grands lacs, au Burundi. Tout le monde m’a dit que j’étais fou, que je fichais ma carrière en l’air, mais je n’ai aucun regret ! J’ai appliqué une phrase du Talmud qui dit : « Tu veux changer, change de monde. » Et le Talmud a toujours raison, pour la bonne raison qu’il dit toujours une chose et son contraire.

Vous n’êtes revenu en France qu’en 2012, après avoir travaillé au Burundi plusieurs années, puis avoir dirigé le service culturel de l’ambassade française en Israël et en Guinée-Conakry. Vous avez changé ?

Ce qui m’a changé, c’est de vivre en Afrique. Je suis rentré dans la société burundaise dix ans après les massacres qui ont eu lieu en 1993, et cette immersion m’a passionné. A Tel-Aviv, j’ai appris l’hébreu. Et en Guinée, ce pays fabuleux où j’étais allé quand j’avais 20 ans, j’ai constaté que rien n’avait changé. Mis à part que tout le monde, aujourd’hui, a un téléphone portable.

De retour en France, vous retrouvez le centre d’aide psychologique que vous avez créé. Depuis trois ans, à la demande de l’Etat, vous y recevez des jeunes gens signalés par leur famille comme étant en danger de radicalisation islamique. Quel enseignement tirez-vous de cette expérience ?

Je n’avais aucune idée préconçue sur cette question. D’autant moins que quand nous avons commencé à recevoir ces jeunes adultes – qui n’ont commis, il faut le préciser, aucun acte délictueux –, les gros attentats de 2015-2016 n’avaient pas encore eu lieu. J’avais entendu parler de gamins à la dérive, déscolarisés ou désocialisés… Mais ce n’est pas du tout ça que j’ai vu. J’ai rencontré des gamins d’un bon niveau, qui se posent des questions importantes me rappelant celles que je me posais quand j’avais leur âge… Cela m’a incité à me questionner, sur eux mais aussi sur moi-même. Cet exercice de sincérité est devenu le fil conducteur de mon livre.

Ce que m’a appris cette expérience, c’est que la société française est en train de changer radicalement, et qu’il va falloir à un moment ou un autre s’y réajuster. C’est le statut qu’on donne à l’étranger qui est en cause. On ne sait pas penser l’étranger, on le considère comme étant le même que nous mais habitant un autre endroit. On va être obligé d’admettre qu’il y a des gens qui ne pensent pas comme nous, qui ont des dieux qui ne sont pas les nôtres, et qu’il va falloir négocier avec eux une coexistence.

Propos recueillis par Catherine Vincent

« Les Ames errantes », éditions L’Iconoclaste, 256 p., 19 euros.

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