Sur un show-room de la marque Tarkett. Le leader français du linoléum et des dalles en plastique de revêtement de sol a été condamné à payer 165 millions d’euros par l’Autorité de la concurrence. / TARKETT/YOUTUBE

Pris la main dans le sac ! L’Autorité de la concurrence vient de boucler son enquête sur Gerflor, Tarkett et Forbo, les trois principaux fabricants de linoléum et de dalles en plastique pour le sol. Pendant de très longues années, leurs dirigeants se sont transmis des informations confidentielles et entendus sur les prix. Réunions secrètes dans des hôtels de province, échanges discrets sur des téléphones réservés à cet usage… Certaines pratiques ont duré près de 25 ans, alors même que les patrons concernés avaient tout à fait conscience de leur caractère illégal ! Un modèle du genre.

Il vaut aujourd’hui à ce « cartel du lino » une sévère condamnation. Jugeant les comportements en cause « particulièrement graves » par leur durée, leur diversité et leur ampleur, l’Autorité de la concurrence a annoncé, jeudi 19 octobre, sanctionner les trois groupes à hauteur de 302 millions d’euros : 165 millions pour le leader français Tarkett, 75 millions pour Forbo et 62 millions pour Gerflor. S’y ajoute une amende de 300 000 euros pour le SFEC, le syndicat patronal qui a joué un rôle actif dans cette entente assez hallucinante.

Informations sensibles partagées

Au total, il s’agit de la plus lourde sanction prononcée par l’Autorité de la concurrence depuis deux ans, et de l’une des sept plus importantes de l’histoire de cette institution. Preuve qu’Isabelle de Silva, sa présidente depuis octobre 2016, n’entend pas relâcher la pression. D’année en année, l’Autorité s’impose ainsi comme l’une des rares instances de régulation disposant en France d’un véritable pouvoir face à certaines dérives du capitalisme, là où l’Autorité des marchés financiers ou la Commission de régulation de l’énergie, par exemple, font souvent figure de gendarmes désarmés.

L’histoire a débuté en douceur, par de simples échanges entre confrères en marge des réunions du syndicat. Cela se passait à la fin des années 1980, en tous les cas pas après 1990. Une fois par an, lorsqu’ils se retrouvaient à la SFEC, les adhérents effectuaient un tour de table sur la conjoncture, mais discutaient aussi des volumes vendus par chacun. Des informations sensibles que chaque société doit en principe garder pour elle. Ici, le syndicat collectait les données de chacun, et transmettait à tous l’intégralité des chiffres.

Les industriels sentaient bien qu’ils mordaient sur la ligne jaune. Mais ces échanges permettaient de « mieux connaître le marché et les forces en présence », et si besoin de « repenser sa propre stratégie commerciale », a expliqué le patron de Forbo. Ils aidaient à « s’adapter au marché », ont confirmé Gerflor et Tarkett.

A l’abri des oreilles indiscrètes, les dirigeants des trois sociétés s’entendaient sur les prix mais aussi une non-concurrence en matière de règles environnementales…

Progressivement, les discussions se sont élargies. Surtout à partir de 2002, lorsque la hausse du prix des matières premières et le passage à l’euro ont semé l’inquiétude dans la profession. Les dirigeants ont alors mis en place tout un dispositif pour parler librement à l’abri des oreilles indiscrètes. Le trio se voyait après les réunions officielles du SFEC, sur place ou dans un café voisin. Les rencontres, gratifiées du nom de code « 1, 2, 3 », sont ensuite devenues trimestrielles, et ont été transférées dans des restaurants et des hôtels comme le Novotel de Charenton-le-Pont.

Pour faciliter les contacts, les responsables se sont dotés de téléphones spécifiques. Chaque dirigeant a été « équipé d’un téléphone dont la ligne avait été ouverte par un concurrent, afin que les communications aient toujours lieu entre deux téléphones de la même entreprise », pour plus de discrétion, a révélé Tarkett.

Au cours de ces discussions, les représentants des trois entreprises ont peu à peu parlé de tout. Ils s’entendaient sur les prix, qu’il s’agisse des tarifs planchers à maintenir ou des hausses imposées aux clients dans un bel ensemble. Mais les fabricants faisaient aussi le point sur « les stratégies à adopter à l’égard de certains clients ou concurrents, la gestion de la relation client, la politique de recrutement, l’organisation commerciale, ou les échantillons de nouveaux produits », explique l’Autorité.

Pacte de non-agression étendu

Le pacte de non-agression allait plus loin encore. Entre amis, pourquoi se concurrencer en lançant des sols chaque fois plus respectueux en matière d’environnement, alors que cela coûte plus cher ? Le trio et le syndicat ont donc rédigé une charte interdisant à chaque société de communiquer sur les qualités de ses produits dans ce domaine, afin d’éviter un « dangereux marketing vert ». Pas question, par exemple, de rivaliser sur les émissions de composés organiques volatils des produits.

Le cartel était presque parfait. Une descente des inspecteurs de Bercy, en 2013, a eu raison de ces pratiques qui pénalisaient les concurrents et les consommateurs. Sur le grill, aucun des groupes n’a nié les faits. Forbo et Tarkett ont même collaboré activement à l’enquête afin de bénéficier d’une certaine clémence. Sans cela, les sanctions auraient été plus salées encore.