La légende dit que ce sont les Brésiliennes du Nordeste qui, les premières, ont découvert les vertus abortives du « Cytotec », ce médicament que le laboratoire américain Pfizer a décidé de retirer du marché français en 2018. Nous sommes au début des années 1980, le remède est destiné à soigner les ulcères de l’estomac. Mais très vite circule l’information que la molécule qu’il contient, le misoprostol, provoque des contractions utérines qui permettent de déclencher l’avortement spontané dans les trois premiers mois de grossesse.

« Le Cytotec a été lancé à Sao Paulo par le laboratoire Searle [racheté ensuite par Pfizer] lors d’un congrès de gastro-entérologie au début des années 1980 en étant contre-indiqué pour les femmes enceintes du fait du déclenchement de contractions, se souvient le gynécologue Corintio Mariani Neto, qui exerce à Sao Paulo. Mais des échantillons gratuits ont été distribués dans les cabinets de tous les médecins, y compris chez les gynécologues ! »

Pour les femmes du Brésil, où l’avortement est, comme dans la plupart des pays d’Amérique latine – à l’exception de l’Uruguay – interdit, sauf en cas de viol, de mise en danger de la vie de la femme et, depuis une décision de la Cour suprême de 2012, en cas d’anencéphalie du fœtus, l’arrivée de ces comprimés est un soulagement.

50 000 unités de Cytotec étaient vendus chaque mois en 1989

Le Cytotec permet de réduire sensiblement le recours aux méthodes aussi barbares que dangereuses, souligne Debora Diniz, anthropologue et professeure de droit. « Auparavant, les femmes utilisaient des herbes, des thés, ou des objets contondants, comme des aiguilles à tricoter ou des cintres », explique la militante pour le droit à l’avortement. A cette liste peut s’ajouter l’utilisation de breuvages à base de vinaigre ou d’eau de javel, le verre pilé, les médiums et autres charlatans…

Le médicament est alors en vente libre dans les pharmacies. Et son prix, raisonnable, incite les femmes à l’utiliser à grande échelle. Dans une note de recherche datée de 1993, titrée « L’expérience brésilienne avec le Cytotec » et rédigée par Regina Maria Barbosa, médecin spécialiste de la reproduction, et Margareth Arilha, psychanalyste, il se vendait, en 1989, de l’ordre de 50 000 unités de Cytotec par mois. Dont au moins 35 % à des fins abortives.

Après avoir interrogé différents groupes de femmes, les auteurs expliquent que le Cytotec offre la discrétion recherchée – le médicament est souvent acheté par un parent ou un ami et l’avortement est réalisé chez soi, évitant des procédés traumatisants – « c’est comme attendre que les règles arrivent », décrit l’une des sondées – et limite les préjugés des médecins en cas de complications lors de l’arrivée à l’hôpital.

Des réseaux d’importations clandestin

La méthode est surtout plus sûre. L’avortement étant illégal, aucun chiffre précis sur les morts provoquées par des interruptions volontaires de grossesse (IVG) clandestines ne circule. Mais on estime à un demi-million le nombre d’avortements « hors la loi » pratiqués en 2015 au Brésil. Et « dans la décennie des années 1980, le taux de mortalité pendant la grossesse s’est sensiblement réduit », notent les spécialistes Selisvane Ribeiro da Fonseca Domingos et Miriam Aparecida Barbosa Merighi, dans une note de recherche titrée « L’avortement comme cause de mortalité », datée de 2010.

Reste que le gouvernement brésilien, inquiet de l’utilisation détournée du Cytotec, décide d’interdire la commercialisation du médicament dans les années 1990. Le produit est remplacé par le Prokostol, du laboratoire brésilien Hebron, qui contient également du misoprostol, mais n’est plus délivré qu’aux hôpitaux pour les avortements encadrés par la loi – en doses de 200 mcg – ou le déclenchement des accouchements en doses de 25 mcg.

Le Cytotec n’a toutefois pas disparu du paysage brésilien et circule sous le manteau grâce à des réseaux d’importations clandestin. Un reporter du quotidien Globo relate dans un article daté de mars avoir réussi sans difficulté à se procurer 4 doses de Cytotec pour quelque 800 reais (213 euros). Un tarif inaccessible pour les plus démunies, qui n’ont pas les moyens d’avorter discrètement et en sécurité dans une clinique à l’aide d’un médecin complice.

« Les femmes qui veulent avorter les commandent sur Internet et se retrouvent à acheter n’importe quoi »

Dans quasi tous les pays d’Amérique latine, le même schéma se répète. Ainsi de l’Argentine, où le produit, vendu sous d’autres marques commerciales, reste pourtant en vente en pharmacie, sur ordonnance. « Là on rencontre deux difficultés : la distribution et le prix, souligne Nahuel Torcisi, membre de la Campagne nationale pour l’avortement légal, sans risque et gratuit. La distribution a par exemple été interdite dans deux provinces, San Luis et Mendoza, alors que le produit est légal dans le pays. »

Certaines pharmacies refusent tout simplement de le vendre, connaissant l’usage qui en est fait par les femmes, ou l’offre à des prix prohibitifs : une boîte de 60 comprimés coûte plus de 3 000 pesos, soit 150 euros, contre 18 euros en France. « Du coup, les femmes qui veulent avorter les commandent sur Internet et se retrouvent à acheter n’importe quoi », regrette M. Torcisi. « Dans nos contrées, le misoprostol, c’est un miracle !, soutient une activiste pro-choix qui préfère taire son nom. Si vous saviez le nombre de morts que nous avons évitées depuis que nous l’utilisons… »

Selon l’Organisation mondiale de la santé, 303 000 femmes sont mortes en 2015 pendant ou après la grossesse ou l’accouchement, soit 830 chaque jour. La majeure partie de ces morts se sont produites dans des pays à faible revenu. Selon différentes études, les complications liées aux avortements clandestins causent la mort d’entre 22 000 et 44 000 femmes par an.