Manifestation de journalistes, le 19 octobre à La Valette, après l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. / DARRIN ZAMMIT LUPI / REUTERS

Editorial du « Monde ». Daphne Caruana Galizia avait pour habitude de garer sa voiture dans l’allée privée devant sa maison, car, avait-elle confié à des amis, ses deux chiens l’alerteraient si quelqu’un s’en approchait. Lundi 16 octobre, malheureusement, sa voiture était garée à l’extérieur. Lorsque cette femme de 53 ans, la journaliste la plus célèbre de Malte, a pris la route, la charge d’explosifs accrochée sous son siège a pulvérisé la voiture, et sa conductrice avec elle.

Daphne Caruana Galizia, mère de trois fils, n’était pas une journaliste ordinaire. Depuis une dizaine d’années, elle dénonçait sans relâche, sur son blog, Running Commentary,  le blanchiment d’argent à grande échelle et la corruption dans les milieux dirigeants maltais. Elle le faisait à sa manière, brutale, cavalière, acerbe, franchissant parfois le pas des attaques personnelles contre les politiques. Mais personne, sur l’île, ne remet en cause son éthique de citoyenne.

« Son courage lui a coûté la vie »

« Elle s’interposait entre l’Etat de droit et ceux qui cherchaient à le violer », a écrit son fils Matthew, qui travaille pour le groupe international de journalistes d’investigation International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ, avec lequel Le Monde a collaboré notamment sur les « Panama papers »), « son courage lui a coûté la vie ». Ce sont les révélations de Daphne Caruana Galizia, appuyées par les « Panama papers », sur les liens suspects entre l’Azerbaïdjan et le premier ministre maltais, qui avaient provoqué la convocation d’élections anticipées en juin cette année – élections que le premier ministre, Joseph Muscat, a gagnées.

En ce sens, l’assassinat de Daphne Caruana Galizia n’est pas un meurtre ordinaire. Il faut souhaiter que l’enquête, pour laquelle le petit Etat de Malte a demandé le concours d’experts du FBI et de la police scientifique néerlandaise, parvienne à en identifier les commanditaires. Mais, au-delà de l’enquête policière, le seul fait qu’un journaliste puisse être assassiné, au grand jour, au cœur de l’Europe, est un fait alarmant.

Les assassinats de journalistes sont des pratiques que nous avons tristement coutume de dénoncer en Russie, dans certaines républiques d’Asie centrale, en Turquie, et plus récemment en Ukraine. Il semblait impensable jusqu’ici que la liberté de la presse et ses protagonistes puissent être à ce point en danger dans l’Union européenne.

Absence d’indépendance de la police, de la justice, des médias

Mais Malte n’est pas non plus un Etat ordinaire de l’UE, qu’il a rejointe en 2004. Plus petit pays de l’Union avec 430 000 habitants, l’île méditerranéenne est régulièrement accusée de dérive mafieuse. Les opposants et les journalistes étrangers qui enquêtent sur le système maltais critiquent l’absence d’indépendance de la police, de la justice, des médias.

Les deux proches du premier ministre mis en cause par les « Panama papers » pour avoir ouvert des comptes offshore après leur arrivée au pouvoir et touché des pots-de-vin sont toujours en place ; la police a enterré les rapports de l’agence antiblanchiment sans même ouvrir d’enquête. Malgré les réserves de Bruxelles, le très lucratif programme de ventes de passeports de l’UE, qui permet d’acquérir la nationalité maltaise pour un million d’euros, se poursuit dans la plus grande opacité.

A l’heure où l’UE, à juste titre, exige de la Pologne et de la Hongrie le respect de l’Etat de droit, il serait bon qu’elle se penche avec autant de circonspection sur les conditions dans lesquelles les libertés fondamentales sont appliquées à Malte.