C’est un labyrinthe de petits îlots, de marécages inextricables. On raconte qu’au XIXe siècle, les esclaves qui s’étaient évadés venaient se réfugier ici. La ville de Sô-Ava, qui compte près de 118 000 habitants, est une cité lacustre située sur les rives du lac Nokoué, dans le sud du Bénin. On y accède après une vingtaine de minutes en pirogue à moteur. « La géographie de Sô-Ava est favorable aux enlèvements de jeunes filles, explique Flora Honkue, directrice du Centre de promotion sociale (CPS). Les kidnappeurs peuvent facilement se cacher dans les méandres que forment les îlots. Le déplacement en pirogue, souvent de nuit, leur permet d’échapper à la police. »

Le cas du Bénin sera largement abordé, du lundi 23 au mercredi 25 octobre à Dakar, lors d’une grande rencontre organisée par une coalition régionale d’organisations issues de la société civile (Filles pas épouses, Forum des éducatrices africaines, Plan International, Save the Children, Women in Law Development in Africa, World Vision) et d’agences onusiennes (ONU Femmes, Fnuap, Unicef) pour mettre fin au mariage des enfants, une pratique qui touche environ 15 millions de mineures chaque année dans le monde, dont 39 % en Afrique subsaharienne.

Des séquelles aussi psychologiques

Angélique Kidjo n’ignore rien de l’ampleur du drame qui touche son pays natal. Ambassadrice du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), la chanteuse a fait de la protection et de l’éducation des jeunes filles son combat. Avec son énergie communicative et son franc-parler, elle arpente, en ce mercredi d’octobre, les rues de Sô-Ava, se prête au jeu des selfies, des autographes et, le doigt menaçant, prévient le directeur de l’école qui attend les retardataires une tige en plastique à la main : « Si je te vois taper sur un élève, c’est moi qui te tape ! »

« Mon père était africain comme toi, il n’a jamais frappé ses enfants, poursuit-elle. Il nous demandait de choisir nous-même notre punition. Crois-moi, ça marche beaucoup mieux et ça te passe l’envie de faire des bêtises ou de te pointer en retard ! » Arrivée au CPS, la chanteuse s’entretient en privé avec plusieurs jeunes filles victimes récemment de violences sexuelles.

Flora Honkue, directrice du Centre de promotion sociale de Sô-Ava (à gauche), et la chanteuse Angélique Kidjo, ambassadrice de l’Unicef, (à droite) entourent une jeune fille victime de violences, le 11 octobre 2017. / Pierre Lepidi

Au Bénin, une fille sur dix âgée de moins de 15 ans est mariée. Trois filles sur dix le sont avant l’âge de 18 ans. « La pratique du mariage précoce est largement admise dans certaines contrées du pays, notamment dans le nord, indique Flora Honkue. La population considère le rapport sexuel, et donc le viol, comme une forme de consommation, voire de contractualisation, du mariage. » Une adolescente âgée de 15 à 19 ans a deux fois plus de chances de mourir en accouchant qu’une femme de 20 ans. Le même risque est cinq fois plus élevé chez les moins de 15 ans. Chez les survivantes, les séquelles psychologiques sont extrêmement lourdes.

Pourtant, à Sô-Ava, les chiffres s’aggravent d’une année sur l’autre. En 2016, il y a eu 26 cas de mariages forcés et 12 cas de viols. Et au seul premier semestre de 2017, la commune comptait 27 mariages forcés et 9 viols. « Il faut prendre en compte le fait que les filles déposent plainte et dénoncent les violences qu’elles subissent beaucoup plus souvent qu’autrefois, tempère Flora Honkue. La parole se libère un peu. »

Chansons et messages de prévention

Promulguée en décembre 2015, une loi a été votée pour interdire le mariage des filles. Elle punit les parents qui marient leurs enfants avant 18 ans d’une peine d’emprisonnement de trois à dix ans et d’une amende allant de 100 000 à 500 000 francs CFA (de 150 à 760 euros). Une chanson, à laquelle a participé Angélique Kidjo, a été enregistrée. Le refrain dit : « Une petite fille est encore une enfant. Elle ne peut être une mère ou une épouse. Laissons-la grandir pour qu’elle vive une vie épanouie. Disons non au mariage des enfants ! »

DISONS NON AU MARIAGE DES ENFANTS | UNICEF
Durée : 04:07

« Il faut briser cette saleté de loi du silence et continuer la prévention, déclare la chanteuse béninoise lors d’une réunion publique à la salle des fêtes, face à une assemblée d’une cinquantaine de personnes. Un homme digne de ce nom ne peut pas mettre une gamine de 7 ans dans son lit ! C’est insupportable. Il faut être un monstre pour faire des trucs pareils. »

Puis elle lance : « Je n’entends pas beaucoup les hommes parler dans cette assemblée. Toi, qu’en penses-tu ? Qu’envisages-tu de faire pour que tes filles ou tes nièces se promènent en sécurité dans ton quartier ? » Agé d’une cinquantaine d’années, le gaillard aux larges épaules propose de créer une charte qui engagerait les hommes à bien se comporter, mais aussi à servir de relais, de médiateur au sein de la population. A côté de lui, un autre envisage de créer une milice qui pourrait patrouiller la nuit pour protéger les jeunes filles. Le maire note consciencieusement ce qui lui semble être de bonnes idées.

« Je rêve d’être policière pour protéger les gens »

A deux pas de la mairie, dans une salle de classe étouffante, les élèves sont rassemblés autour d’un professeur qui leur martèle des messages de prévention contre les mariages précoces. « Où vont les enfants ? » hurle l’enseignant dans son micro. « A l’école ! », répond l’assemblée. « Le mariage forcé est… » «… interdit ! », clament en chœur les élèves. Une jeune fille s’empare du micro et déclare vouloir « faire des études pour devenir avocate ». Une autre veut « guérir des gens et être docteur ». Une dernière, enfin, veut « présider l’Assemblée nationale du Bénin ». Elle reçoit un tonnerre d’applaudissements.

Un peu à l’écart, de jeunes hommes observent la scène. « Je connais une fille qui s’appelle Sidonie et qui a été mariée à l’âge de 13 ans, raconte Elie, une vingtaine d’années. Son mari était pêcheur, il a été arrêté, Sidonie est retournée chez ses parents et je sais qu’elle souffre. Le mariage forcé est quelque chose de grave, il faut des sanctions très sévères. » « Le mariage avec des enfants est très négatif, ajoute Isidore, 15 ans. Si j’entends parler d’une affaire, j’irai la raconter à l’assistante sociale du CPS. » « J’ai des copines de ma classe qui ont été enceintées alors qu’elles voulaient continuer leurs études, conclut Amandine, 15 ans. Moi, je rêve d’être policière pour protéger les gens. »