Parés de rouge, ployant presque sous leurs bijoux en perles colorées, les guerriers et les femmes masai sont devenus, au fil des décennies, l’archétype de l’Afrique « authentique ». Ces accessoires sont en effet devenus indissociables des Masai, immortalisés par le romancier français Joseph Kessel dans Le Lion en 1958. Pour les milliers de touristes européens se rendant chaque année en Afrique de l’Est, une visite des terres masai, en Tanzanie ou au Kenya, demeurerait incomplète sans l’achat de ces perles et de ces couvertures écarlates.

Or peu savent que ces effets sont en réalité le résultat d’une rencontre culturelle de longue date entre l’Afrique et l’Europe. Les perles de verre colorées des Masai viennent en effet tout droit… de République tchèque. Et le port des couvertures rouges si « propres » aux Masai est, lui, originaire d’Ecosse.

Monnaie d’échange

Les perles de verre sont arrivées en Afrique au premier millénaire avant Jésus-Christ par les routes transsahariennes et maritimes. Produites en Inde, ces perles étaient extrêmement coûteuses et n’étaient utilisées que par les familles royales non masai. Puis, à partir de 1480, l’exportation massive de perles d’Europe vers l’Afrique de l’Est se fit depuis Venise et Murano, en Italie, ainsi que depuis la région de Bohème, aux Pays-Bas. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces perles étaient considérées comme une monnaie d’échange.

Bien qu’elles soient disponibles assez facilement, les Masai n’ont pas développé un goût particulier pour ces perles, du moins pas avant la fin du XIXe siècle, entre 1881 et jusqu’en 1905, sous l’ère de la génération des guerriers Iltalala. Les Masai découpent en effet l’histoire par générations de guerriers : environ tous les sept ans, un groupe de jeunes guerriers est circoncis afin de passer au stade d’homme adulte, tandis que les adultes se retirent pour leur faire place et prennent le statut d’anciens. La génération Iltalala est ainsi la première à avoir utilisé de nombreuses perles comme accessoires.

Les générations précédentes se peignaient le corps et les boucliers afin de se différencier les unes des autres et d’affirmer chacune leur « style ». Mais, en raison d’une politique coloniale dite de « pacification », il fut interdit aux guerriers de porter des armes en public. En quelque vingt années, les guerriers ont donc développé tout un répertoire visuel autour des perles, chaque style définissant une identité propre à celui qui le portait – une habitude restée en usage encore aujourd’hui.

Esprit compétitif

Le choix des couleurs et des ornements indique plusieurs caractéristiques sociales. Tout d’abord, il précise si la personne est masai ou si elle appartient à un autre groupe ethnique, car les perles masai doivent répondre à certains critères esthétiques. Par ailleurs, les différents clans masai utilisent des combinaisons de couleurs très précises afin d’indiquer leurs liens de parenté. Enfin, l’arrangement et le port des perles reflètent aussi une position sociale au sein du groupe. Par exemple, la ceinture d’une jeune femme sera différente de celle d’un homme ou encore d’une femme déjà mariée, de même pour ses boucles d’oreilles, etc.

En dépit de ces règles culturelles assez strictes, la mode, impulsée par les femmes, est plutôt dynamique. Chaque nouvelle génération développe un style particulier, utilisant certains matériaux, couleurs et symboles qui les unissent et les identifient. Dans un esprit compétitif, les compagnes des « nouveaux » guerriers font leur possible afin de rivaliser et de surpasser la génération précédente.

Des Masai font la queue pour voter à Ewaso Kendo, au Kenya, le 8 août 2017. / CARL DE SOUZA / AFP

Parfois, des changements dans la mode ont été la conséquence d’un manque de certains types de perles, notamment dû à une modification des routes commerciales internationales, comme lors de la fermeture du canal de Suez, en 1967. Des changements dans les styles sont aussi survenus sous l’influence de l’Europe. Dans les années 1950, les guerriers Iseuri ont ainsi choisi d’incorporer le symbole d’un pilier de télégraphe, en référence à la rapidité de la communication. Gyrophares et pales d’hélicoptères ont aussi été adoptés avec enthousiasme par les générations successives.

Perpétuel changement

Les touristes sont très souvent surpris – et même un peu déçus – lorsqu’ils découvrent, au détour d’une conversation, que les perles masai ornant bijoux, vêtements et ceintures proviennent d’Europe ou parfois de Chine. Ils apprécient « l’authenticité » de ces perles africaines, mais il semble difficile de savoir ce que le terme recouvre ici. Ainsi, beaucoup de femmes masai reproduisent des motifs perlés avec des couleurs qu’elles n’utiliseraient jamais pour elles-mêmes, mais simplement parce qu’elles pensent que ces thèmes plairont aux touristes.

Certains craignent ainsi que ces influences externes viennent perturber et « polluer » la tradition, voire faire oublier aux Masai leur culture. Bien au contraire, les femmes continuent de créer leurs propres motifs et accessoires, mais dans un espace préservé auquel les touristes n’ont pas accès. Ainsi, beaucoup de créations sont adaptées afin que les touristes puissent les porter. D’autres accessoires traditionnels dont la valeur symbolique est particulièrement importante, telle la ceinture « Elekitatiet », faite par une femme pour sa belle-fille après un premier accouchement, ne se vendent pas.

Bracelets en perles réalisés par des créateurs masai. / Vanessa Wijngaarden

Et les créateurs masai ne cessent d’innover. Certains réintègrent ainsi des pièces originellement destinées aux touristes et les réinterprètent pour leur usage personnel – c’est le cas des fameuses pales d’hélicoptères perlées. Aujourd’hui, même les jeunes non circoncis, qui n’ont pas intégré rituellement la communauté des adultes, portent des perles. Certains portent des colliers aux couleurs rastafaris, d’autres des bracelets perlés avec scratch pour leurs montres.

Les perles masai continuent ainsi d’être au croisement des cultures européenne et africaine. Ni exotique, ni intemporelle et encore moins isolée, la mode masai est en perpétuel changement, représentative de la multiplicité des rencontres d’idées et d’hommes.

Vanessa Wijngaarden est docteure en anthropologie sociale à l’université de Johannesburg.

Cet article a été publié sur le site The Conversation.