A Eseka, le drame est encore là. Les nuits sont toujours hantées par les appels à l’aide des blessés désespérés et par le dernier soupir des morts. Un an après le déraillement du train Intercity n° 152 de Cameroon Railways (Camrail), le 21 octobre 2016, qui avait officiellement fait 79 morts et plus de 600 blessés, les habitants de cette ville plantée entre Yaoundé et Douala, au Cameroun, évoquent avec difficulté ce qu’ils qualifient de « moment le plus horrible » de leur vie.

Au quartier Météo, les herbes hautes ont envahi le ravin boueux où les wagons avaient fini leur course folle. Les voitures ont depuis disparu, mais quelques techniciens s’affairent pour réparer les rails. Depuis un an, la liaison ferroviaire entre les capitales administrative et économique du Cameroun est interrompue.

Dans un conteneur transformé en débit de boissons, Lucien sirote une bière et se souvient. « Cet endroit est le premier cimetière des passagers d’Eseka. De nombreux corps en ont été remontés. Je viens ici quand je suis désespéré : je me rappelle les morts et je me dis que j’ai de la chance de vivre, même si je n’ai pas de boulot », dit-il.

Alain Christophe, conducteur de moto-taxi, a secouru « au moins 37 passagers » et, depuis, ses nuits sont secouées par des cauchemars incessants. « Jusqu’à ma mort, j’aurai en tête ces images de bouts de pieds, de bras, de chairs, de visages ensanglantés et ces dizaines de personnes que nous n’avons pas pu sauver, souffle le jeune homme, le regard rivé au sol. C’était un vendredi noir. Je vous le jure, nous avons tout tenté pour qu’ils restent dans le monde des vivants. »

« Il n’y avait que des cris et des pleurs »

Retour au vendredi 21 octobre 2016. Ce jour-là, plus d’un millier de passagers se ruent à la gare de Camrail à Yaoundé. La veille, la route reliant Douala à Yaoundé a été coupée au niveau du pont de Manyaï. Débordés par le flux inhabituel de voyageurs, les responsables de la société ferroviaire, contrôlée à hauteur de 77,4 % par le groupe français Bolloré, ajoutent huit wagons supplémentaires aux neuf initialement prévus.

Autour de 11 heures, le train quitte la gare avec à son bord plus de 1 200 passagers. Beaucoup n’ont pas de ticket. « Après plus d’une heure, le train a commencé à rouler à vive allure. Les arbres défilaient et me donnaient des vertiges. La fumée noire nous étouffait et il n’y avait que des cris et des pleurs. Notre wagon s’est renversé à quelques mètres de la gare d’Eseka », relate Tatiana, une rescapée dont le dos et les deux bras sont zébrés de cicatrices.

Six mois après le déraillement, la commission d’enquête mise sur pied par le président Paul Biya avait, dans son rapport, fait porter « la responsabilité, à titre principal, du transporteur, la société Camrail », c’est-à-dire Bolloré. Selon le document, « la cause principale » de l’accident est la « vitesse excessive » de la locomotive, qui roulait à 96 km/h sur une voie présentant une forte pente et où la vitesse est limitée à 40 km/h. Le rapport notait de nombreuses « anomalies et défaillances », telle l’utilisation de voitures ayant des freins défaillants et la non-prise en considération des réserves émises par le conducteur, la surcharge et la rallonge inappropriée de la rame.

Deux collectifs d’avocats se sont constitués pour défendre les victimes. Des plaintes ont été déposées devant les tribunaux en France et au Cameroun. Le 17 mai, le premier procès contre Camrail s’est ouvert au Tribunal de première instance de Douala. Le Français Didier Vandenbon, directeur général de Camrail à l’époque du drame (il a démissionné par la suite, tout comme le président du conseil d’administration), Vincent Bolloré, le patron du groupe, et son fils Cyrille, qui dirige la filiale Bolloré Transport & Logistics, ont été assignés devant le juge des référés par les familles de deux passagers disparus.

« Seuls les lampistes sont appelés à la barre »

Le parquet général du Centre, à Yaoundé, a ouvert une enquête qui a abouti au renvoi d’une dizaine de cadres de Camrail, dont l’ex-directeur général, devant le Tribunal de première instance d’Eseka. Ouvert le 11 octobre, le procès a été renvoyé au 8 novembre. Ne font pas partie des prévenus l’ancien président du conseil d’administration de Camrail, le député Hamadou Sali, Cyrille Bolloré ainsi que le ministre des transports, Edgar Alain Mébé Ngo’o, qui exerce sur Camrail la tutelle de l’Etat, actionnaire minoritaire.

« Le rapport du président de la République a bien établi la responsabilité de Camrail, observe Me Michel Voukeng, un des conseils des familles de victimes. Le travail des juges a en principe été facilité. Or nous constatons que seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas. Le président du conseil d’administration, par ailleurs député, et les ministres ne peuvent être ni entendus ni cités à comparaître, pour cause d’immunités non levées. C’est déplorable. »

Me Guy Olivier Moteng, un avocat d’un autre collectif de défense des victimes, ajoute : « L’essentiel est d’établir les responsabilités. Nous voulons que les personnes qui doivent prendre leurs responsabilités le fassent véritablement pour qu’on ne revive pas un deuxième drame comme celui d’Eseka. »

« Nos vies ne les ont jamais intéressés »

A l’abri des regards, les rescapés pansent leurs plaies. Certains ont laissé un bras, une jambe, l’ouïe dans l’accident. Plusieurs ont perdu un mari, une fiancée, une épouse, un frère, une sœur. Rosalie Ngo Libi, coincée dans le train lors du déraillement, a subi de nombreux chocs, notamment à l’épaule droite. « Je ne peux plus porter d’objets lourds. Je souffre de troubles de mémoire. J’ai toujours de la peine à respirer car j’avais aspiré beaucoup de boue », raconte la jeune femme, qui a également perdu son emploi après la tragédie.

Pour reconstruire leur vie brisée, les victimes comptaient sur les indemnisations promises par Camrail, mais, jusqu’ici, les propositions sont sans commune mesure avec les espérances. Sans argent pour payer les frais de scolarité de leurs enfants, certains ont été « contraints » d’accepter les sommes « dérisoires » qu’on leur a proposées.

« Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés », accuse un rescapé. « J’ai perdu l’usage de ma main droite, qui ne tient plus normalement. J’ai le corps déformé, des cicatrices partout, et Camrail ose ne me proposer que 5 millions ? C’est inadmissible », fulmine un autre.

Le sexe de Gabriel a été touché. Il a subi une opération à la suite d’une torsion testiculaire. Sa main droite, fracturée, n’est toujours pas mobile. Il saigne constamment du nez et les médecins lui ont dit que ses nerfs étaient atteints. Camrail lui a proposé 5 % de la somme réclamée, ce qu’il a refusé. Comme des centaines d’autres.

Aucun des blessés défendus par Me Guy Olivier Moteng et ses collègues n’a été indemnisé, faute d’accord avec Camrail. « Quelqu’un qui a perdu l’usage d’un bras ne peut pas être indemnisé de la même façon que quelqu’un qui a une égratignure, a perdu un proche ou connu une douleur psychologique, non ? demande l’avocat. Si Camrail avait accepté nos propositions, nous n’en serions pas là. » Du côté de la société ferroviaire, les responsables affirment que 711 indemnisations définitives ont été conclues.

« Je ne voulais pas conduire ce train »

« C’est une société française et nous, les Noirs, sommes toujours vus comme leurs esclaves. Vous pensez que si les victimes étaient françaises ou européennes, ils auraient réagi ainsi ? Ils se foutent de nous et se disent : “3 millions, c’est beaucoup pour eux, ils n’ont jamais vu autant d’argent” », ironise un cheminot attablé avec trois de ses collègues dans un bar, non loin de la gare de Yaoundé d’où est parti « le train de la mort ». Pour ces travailleurs, Camrail est la « seule et unique responsable ».

Barbe de plusieurs jours, lunettes de vue rectangulaires, Ali se décrit comme « l’un des meilleurs amis de Mathias Yedna », le conducteur du train. « J’ai beaucoup parlé avec lui. Il m’a dit : “J’ai dit aux responsables que je ne pouvais pas partir. Je ne voulais pas conduire ce train. Je les ai avertis du danger. Ils m’ont donné l’ordre de partir.” S’il refusait, on allait le licencier ! » Autour de la table, ses collègues acquiescent. Le rêve de ces cheminots qui gagnent à peine de quoi se nourrir et prendre soin de leurs familles ? « Que Paul Biya quitte le pouvoir d’ici 2018 et que le nouveau président chasse Bolloré du Cameroun, comme Patrice Talon l’a fait au Bénin », lancent-ils presqu’en chœur.

Le président Paul Biya est rentré au Cameroun dimanche 22 octobre après plusieurs semaines de vacances en Suisse. Il avait promis de débloquer 1 milliard de francs CFA (1,5 million d’euros) en guise d’assistance complémentaire pour les victimes. Elles attendent toujours.

A lire demain mardi 24 octobre, le deuxième volet de notre enquête sur le drame d’Eseka, consacré à l’impossible bilan de la catastrophe ferroviaire.