Neymar Jr et Ocampos qui s’écroule, le 22 octobre à Marseille. / VALERY HACHE / AFP

« Tu n’as rien vu à Hiroshima », répète l’homme à la femme, au début du film Hiroshima mon amour, mise en scène Alain Resnais, scénario Marguerite Duras. Dimanche 22 octobre au soir, à la mi-temps du match OM-PSG, ces mêmes mots sortis de leur contexte tournoyaient dans ma tête, comme un mantra. Tu n’as rien vu au Stade-Vélodrome, tu n’as rien vu répétaient-ils alors que je revoyais le ralenti du but de Neymar, comme si je ne l’avais pas vu, alors que je l’avais vu, aux premières loges même, c’est-à-dire à la télévision. Mais ce n’était pas faux : ce but de Neymar, j’y avais assisté sans vraiment le voir, et celui du Marseillais Luiz Gustavo, je ne l’avais que deviné dans le regard soudainement illuminé de Dimitri Payet au quart d’heure de jeu.

Neymar, Payet, c’était les deux seuls joueurs que j’avais le droit de suivre, branché sur Canal+ Décalé, qui avait décidé d’offrir à ses téléspectateurs une expérience inédite, dimanche : suivre cet OM-PSG sous un angle très particulier, par le seul et unique biais de deux caméras isolées sur Neymar et sur Payet. Au son, aucun commentaire, juste l’ambiance (un délice donc). A l’image, les deux numéros 10 qui apparaissent à tour de rôle en plein écran, l’un chassant l’autre sans préavis, au hasard Balthazar. Un dispositif proche de l’art contemporain, renvoyant au film Zidane, un portrait du 21e siècle de Douglas Gordon et Philippe Parreno, avec ses 17 caméras haute définition braquées sur le divin chauve lors de son dernier match de joueur au Real Madrid.

Je voyais tout d’eux. Tout sauf le match, tout sauf ce ballon

Une expérience de téléspectateur aux confins de l’absurde, un trip footballistique où la rétine s’imprimait malgré elle, façon Orange mécanique, des visages du Brésilien et du Réunionnais, devenus les nombrils de ce match, de ce monde-là. Comment ils bougent, comment ils courent, comment ils trottinent ou posent leurs mains sur les hanches, leurs moues, leurs grimaces, leur façon d’accélérer soudainement lorsque le jeu les trouve, leur regard qui suit le ballon. Je voyais tout d’eux. Tout sauf le match, tout sauf ce ballon qui ne cessait de s’échapper. Ce ballon qui d’habitude guide notre regard de spectateur comme un dieu rond et roulant, voilà que je ne l’apercevais plus que quelques secondes, vite fait, lorsque le joueur l’avait dans les pieds avant de l’envoyer valser ailleurs, en un éclair. On le voit faire une passe, mais on ne sait pas où, vers qui, vers quel avenir. C’est du présent pur, sans perspective, à l’unilatérale. Champ sans contrechamp, pas de dialogue, ça n’a plus de sens.

Plus humain

Au bout d’un quart d’heure de ce régime particulier, mon œil commençait à s’habituer. La frustration d’échapper au match se diluait, le corps tout entier hypnotisé plongeait dans un état second, vertigineux. Parfois, un petit effet de montage venait balayer l’image d’un volet pour changer de récit, de sujet, ou plutôt d’objet d’étude. Neymar out, Payet in, et ainsi de suite. Il fallait au moins ces quinze pénibles minutes pour abandonner l’habitude d’être un téléspectateur roi, omniscient, qui doit tout voir, sous toutes les coutures. La retransmission devenait étrangement plus humaine, à la fois naturaliste et surréaliste.

La perdition de l’individu au milieu du collectif qui bouge

D’autres sensations, inhabituelles, prenaient forme en moi, coincé dans l’espace-temps de ces deux cobayes, dans leur solitude, dans leur isolement même, à saisir le vide autour, à comprendre, comme un vrai joueur, la perdition de l’individu au milieu du collectif qui bouge. Ce n’était plus du football, ou alors ce n’était que ça. C’était un match et un documentaire sur un homme perdu dans ce match, enfermé dans la lucarne.

Payet trottine, attend, centre, attend, tape un coup franc, attend, trottine, fait le pressing, réajuste un peu son slip. C’est le quotidien, les petits événements, la somme des riens du tout. Un anti-spectacle. Vingt-et-unième minute de jeu : Neymar sort de l’écran, mystère, stupéfaction, il est parti tirer un corner côté opposé à la caméra et on ne voit plus que le dos d’un autre cameraman, un dos rouge de son dossard, on est sur le qui-vive, rien ne se passe. Apparaît alors Payet, il attend lui aussi, il cherche du regard, les joueurs parisiens disparaissent, le match disparaît, il y a but ? Non, il y avait corner, Neymar le bottait, ça n’a rien donné.

Aspirines

Trente-troisième minute de jeu : Neymar vient d’égaliser. On l’a vu, on n’a vu que ça même, on l’a vu passer la balle, attendre, recevoir la balle, tirer et marquer. Puis disparaître sous les corps de ses coéquipiers venus le fêter. On se sent un peu comme un ami proche, on le couvait du regard depuis si longtemps, on s’y est attaché de manière étrange, il y a une familiarité, une émanation du syndrome de Stockholm, l’otage que je suis, le centre de mon regard qu’il est malgré lui. Quarante-deuxième minute : le visage de Neymar crève l’écran. On vient d’assister, pour la première depuis le début de la partie, à un effet de mise en scène, un zoom avant vers le visage du Brésilien, et c’est comme un monde qui s’ouvre après trois quarts d’heure de plan moyen, en pied. A la 42e minute, on a vu Neymar comme jamais.

L’arbitre siffle la pause. Nous aussi. On prend deux aspirines, l’expérience devenait suffocante, et on revient à la retransmission classique du Classique. On verra, sans avoir besoin de les deviner, les deux autres buts et la sortie de piste des deux acteurs de la pièce jouée au premier acte, Payet remplacé, Neymar expulsé, l’un et l’autre quittant l’écran pour de bon, peut-être saoulés d’être vus de si près.

On retrouvera également les commentaires du match, qui retentissent dans toute leur vulgarité, on reverra aussi le ballon, et les plans larges, et les plans de coupe, et les ralentis pour dissection des actions. Voilà notre œil de nouveau dirigé par la mise en scène à l’écran. Avec les caméras isolées, il était certes emprisonné, restreint, mais l’esprit était vagabond. Tu n’as rien vu d’OM-PSG sur Canal+ Décalé. « J’ai tout vu. Tout. » Il y a eu deux partout.