Ils sont nombreux ceux qui veulent répondre à l’appel du nord quitte à prendre le large à bord de dangereuses petites embarcations. Seul les motive l’espoir d’un avenir différent de celui auquel ils se sentent voués, un avenir vécu comme une fatalité – celle du chômage et de la misère économique et sociale qui en découle.

Ils sont plus de 12 000 à avoir péri en Méditerranée entre 2014 et octobre 2017, une fin qu’ils ont bel et bien envisagée dans l’élaboration de leur projet. Conditions de voyage difficiles, clandestinité, bandes organisées… Rien de rassurant pour celui qui paie dans les 2 000 euros en espérant échouer sur l’autre rive vivant.

Certains y arrivent. La vie qui les attend est souvent loin de celle qu’ils espéraient. De l’autre côté de la Méditerranée, ils ne sont pas les bienvenus. Des campagnes se mettent en place, côté italien, pour les traquer en pleine mer et ralentir le travail des flottes humanitaires tentant de les repêcher, tout en se faisant aider par des partenaires outre-Méditerranée. Le but : faire baisser le flux d’arrivées.

Partenaires très particuliers

Des parties libyennes ont pu bénéficier de formations et de matériel afin de jouer aux « barrages maritimes ». Ce choix de collaboration fait par l’Italie répond à « une stratégie d’ensemble de l’Union européenne consistant à sous-traiter aux autorités libyennes la tâche d’endiguer la migration vers l’Europe par voie maritime, en dépit des profondes inquiétudes suscitées par le fait que l’on confie ainsi cette responsabilité à une des parties dans un pays déchiré par les conflits et où les migrants courent le risque de subir d’horribles abus », selon Human Rights Watch.

Ces partenaires très particuliers ont pour objectifs d’intercepter les flottes clandestines, de ramener vers la Libye les personnes repêchées et d’empêcher les navires humanitaires d’agir. Une fois leurs plans mis en échec, les migrants sont entassés dans des prisons improvisées. Des conditions de détention douteuses, des pratiques inhumaines et un avenir encore plus incertain les attendent.

Bientôt, des éléments de ces brigades libyennes viendront se former en Tunisie pour apprendre à mieux appréhender les flux de départ qu’ils se sont engagés à contrôler. Mais en Tunisie, la situation est loin d’être meilleure, comme le montre l’actualité. Le 8 octobre, un bateau militaire a percuté une embarcation d’immigrés au large de Kerkennah. Bilan : 46 morts. Malheureux hasard ou prise de risque exagérée ? La question est gênante pour beaucoup de Tunisiens, car elle met en mauvaise posture l’armée tunisienne et fragilise la relation entre le peuple et ce corps de métier jusque-là préservé et respecté.

Une version des faits donnée par un rescapé fait état d’un acte prémédité à l’encontre des migrants. Version démentie par le porte-parole de l’armée nationale, qui évoque un accident. Le sujet n’en finit tout de même pas de défrayer la chronique. Des protestations violentes ont eu lieu dans des villes dont les personnes mortes sont originaires. Le chef du gouvernement a annoncé que l’affaire ne sera pas classée et que l’enquête déterminera la part de responsabilité de chacun. Ici, le pathétique fait presque sourire.

Pas de travail, pas de dignité

Démarche honteuse, acte de désespoir pratiqué en secret, l’émigration clandestine est un phénomène global dont les composantes sont anonymes, presque innommables. La perception qu’on en a – tout comme le rejet qu’on lui oppose – est celle d’un groupe et nom d’individus.

Pourtant, derrière chaque groupe dont le voyage s’achève au contact du sol européen ou au fond des mers le séparant du monde d’en face, il y a des histoires, des familles et des personnes par milliers. A chacun son expérience, son vécu et son devenir. A chacun son lot de désespoir précurseur d’une prise de décision difficile, d’une poignée d’espérances très souvent fausses, de détresse familiale, de doutes et de regrets.

Ces personnes et leurs familles se sont exprimées après l’accident tunisien. Sur les ondes des radios, à la télévision, ils ont été nombreux à dire ce qui les pousse à vouloir quitter leur pays et à faire fi du danger de mort qui les guette. Une mère a avoué avoir payé la traversée pour son enfant de 16 ans qui lui avait expliqué qu’il n’avait aucun avenir en Tunisie et que si mourir tel ou tel jour était sa destinée, cela pourrait advenir en mer ou ailleurs. Elle a accepté son choix.

Une jeune fille a appelé au secours afin de convaincre son fiancé de renoncer à son projet de départ imminent. Un jeune homme a avoué avoir entrepris les démarches nécessaires à l’organisation du voyage. Pas de travail, pas de dignité. C’est l’argument principal qu’il a avancé, tout comme la plupart des candidats à la noyade.

Des promesses qui sonnent creux

En Tunisie, l’Etat a beau enchaîner les annonces de décisions pour les jeunes défavorisés, un décalage persiste entre la réalité et les promesses, qui, très souvent, sonnent creux. Les organismes internationaux tentant de remédier aux « vagues d’envahissement » ont beau dépenser des fonds pour des projets visant à éviter les mouvements de départ, rien n’y fait.

Le désespoir de la jeunesse tunisienne

Le chant des sirènes se joue désormais sur de nouvelles gammes. Outre l’argument financier, dissipé par la réalité des difficultés économiques quasi mondiales, c’est une autre raison qui pousse désormais certains à la fuite : la recherche du respect, de la dignité, de la préservation des droits… Des valeurs morales que l’on dit ne pas trouver chez soi et que l’on pense naïvement trouver chez l’autre – cet autre prêt à tout, pourtant, pour ne pas voir arriver ceux qui ne rêvent que de départ.

Inès Oueslati est une journaliste tunisienne.