Des journalistes d’Echo de Moscou rassemblés dans le hall d’entrée de la radio après l’attaque au couteau contre leur collègue Tatiana Felguengauer, lundi 23 octobre. / Alexander Zemlianichenko / AP

Présentatrice bien connue de la radio Echo de Moscou, Tatiana Felguengauer, 32 ans, a été attaquée au couteau au sein de sa rédaction par un individu, lundi 23 octobre. Blessée au cou, la journaliste, qui n’a pas perdu connaissance, a été immédiatement transportée vers un hôpital pour y être opérée. Ses jours ne semblent pas en danger malgré un « traumatisme sérieux », selon un médecin. Pour les responsables de la radio, l’une des rares à se permettre de critiquer le pouvoir, le drame est le résultat de la « tension extrême » qui se cristallise autour des derniers médias russes indépendants.

Il était 12 h 45 lorsqu’un homme s’est introduit dans l’immeuble de la radio, situé sur l’une des plus grandes artères de Moscou, en plein cœur de la capitale. L’individu, âgé de 49 ans, et répondant au nom de Boris Gritz, a commencé par asperger de gaz lacrymogène le portier de l’immeuble, avant de grimper au 14étage. Il s’est ensuite dirigé tout droit vers le bureau de Tatiana Felguengauer et l’a poignardée sans un mot, avant même que les gardiens ne puissent intervenir. « J’étais dans mon bureau, au bout du couloir, quand on est venu me prévenir que Tatiana était blessée, raconte Sergueï Boutman, rédacteur en chef adjoint. Cela s’est passé très rapidement, sans bruit, mais l’agresseur savait ce qu’il faisait. Il avait en sa possession un plan précis des bureaux. La police et les ambulances sont intervenues très rapidement. »

« L’agresseur a un passeport étranger, d’Israël, mais on ne sait pas s’il n’est pas aussi de nationalité russe et de toute façon, qu’est-ce que cela peut faire ? poursuit Sergueï Boutman. Nous sommes en permanence menacés, il y a une tension extrême, une hostilité morale contre nous, l’atmosphère n’est pas bonne du tout. » Si l’agresseur semble présenter le profil d’un déséquilibré – il a brièvement déclaré avoir été en contact « télépathique » avec la victime –, beaucoup pointent la responsabilité de la chaîne de télévision Rossia 24, qui a diffusé des reportages particulièrement virulents contre des journalistes d’Echo de Moscou, dont Tatiana Felguengauer, moins de deux semaines auparavant.

Reportages virulents

Deux jours de suite, les 11 et 12 octobre, à une heure de grande écoute, la chaîne d’information russe a en effet accusé explicitement la radio « d’organiser une vision pro-occidentale à l’approche de l’élection présidentielle » prévue en Russie en mars 2018. « Des ONG occidentales coopèrent très étroitement avec Echo de Moscou », affirmait le commentateur, en avançant comme une preuve « avérée » une réunion « portes closes » à Orenbourg, à plus d’un millier de kilomètres de Moscou, « entre des représentants de la radio et des organisations occidentales ». Parmi ces dernières, l’association française Reporters sans frontières et la fondation allemande Robert-Bosch étaient nommément citées. « Pour la stabilité de la société russe, les ONG, avec un financement gris [moitié au noir], deviennent plus dangereuses que l’Etat islamique », osait le présentateur de Rossia 24.

Sur les images, les visages de trois journalistes étaient alors apparus, celui de Maxime Kournikov, responsable local d’Echo de Moscou à Orenbourg, puis ceux d’Alexandre Pliouchtchev et de Tatiana Felgeungaeur, co-animateurs de la même tranche matinale durant la semaine à la radio. Suivaient d’autres images encore, montrant les journalistes dans une manifestation organisée par Alexeï Navalny, le même jour, dans la même ville. « Nous sommes tous exposés à ce genre d’agression chauffée à blanc par la propagande du Kremlin, accuse le journaliste Sergueï Parkhomenko, qui anime lui aussi une émission hebdomadaire sur Echo de Moscou. Je ne pense pas au FSB, je ne pense pas aux services de sécurité, je pense à tous les fous soumis à cette pression. L’agresseur de Tatiana a tout simplement regardé la télé. »

Le syndicat russe des journalistes a réagi et mis en cause, lui aussi, la responsabilité de Rossia 24. « Nous croyons que de tels sujets incitent à la haine contre nos collègues et peuvent provoquer l’attaque d’une personne déséquilibrée contre Tatiana. » Le dernier président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, a exprimé son « soutien sincère » à la victime. Les attaques, cependant, se multiplient. Le 28 septembre, dans les locaux de l’agence Tass, prétendant démonter les « technologies de Maïdan [lieu du soulèvement ukrainien de 2014 à Kiev] en Russie », des militants favorables au pouvoir avaient cité les médias indépendants russes soupçonnés de préparer, avec l’aide d’organismes occidentaux, une « révolution de couleur ». Dans la liste figuraient notamment le journal Novaïa Gazeta, les sites Meduza et RBK, la chaîne de télévision diffusée par câble et sur Internet Dojd, et la radio Echo de Moscou.

Agressions à répétition contre certains journalistes

Bien que reprise en mains depuis 2001, un an après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, par Gazprom-Média, filiale du groupe pétrolier public Gazprom, Echo de Moscou a maintenu une ligne critique tout en préservant l’équilibre parmi ses invités, issus aussi bien des cercles du pouvoir que de l’opposition. « Ça fait des années qu’Echo de Moscou est la cible de menaces, de jets de tomates, d’urine, de Zelionka [liquide antiseptique vert, dont a fait les frais l’opposant Alexeï Navalny qui a failli perdre un œil] et d’agressions », témoigne Sergueï Parkhomenko.

Il y a peu, la journaliste Ioulia Latynina, déjà victime d’agressions en août 2016, a préféré fuir la Russie avec sa famille, après que sa voiture a été recouverte, le 17 juillet, d’un produit « puant » qui s’est révélé, après analyses, être un puissant poison. Le 3 septembre, son véhicule a été incendié. « Les gens qui ont fait cela sont prêts à faire des victimes, avait-elle déclaré sur l’antenne d’Echo de Moscou, où elle continue d’intervenir, à distance. C’était plutôt effrayant. » Plusieurs journalistes ont parfois payé de leur vie l’exercice de leur profession en Russie, où le nombre de médias indépendants n’a cessé de se réduire.

Lundi, Alexeï Venediktov, rédacteur en chef d’Echo de Moscou, a cité le nom de Ioulia Latynina et révélé qu’une autre journaliste, Karina Orlova, avait elle aussi préféré quitter la Russie. « C’est l’impunité qui permet aux personnes irresponsables de passer aux actes », a-t-il déclaré. Une enquête a été ouverte pour tentative d’assassinat sur Tatiana Felguengauer.