Combien de passagers ont perdu la vie lors du déraillement du train n° 152 de Cameroon Railways (Camrail), le 21 octobre 2016 ? Selon le bilan officiel, l’accident ferroviaire le plus meurtrier de l’histoire du Cameroun a fait 79 morts et plus de 600 blessés. Camrail parle de 80 morts. « Cela ne peut être le bilan définitif. Impossible ! J’étais là ce jour-là. J’ai parcouru le lieu du drame. J’ai passé des heures à l’hôpital. Il y a eu au moins 100 morts », jure Paul Eric Nanga, président d’une association spécialisée dans l’action humanitaire et la défense des droits de l’homme et des libertés.

Comme lui, de nombreux habitants de la commune d’Eseka, localité où les wagons du train ont fini leur course folle, contestent le bilan communiqué par le gouvernement. « Ce 21 octobre-là, les secours ne sont arrivés que vers 18 heures, soit cinq heures après l’accident. Ce sont les habitants qui ont transporté les morts et les blessés. Ce sont eux qui ont été les premiers médecins et infirmiers, en quelque sorte », poursuit Paul Eric Nanga, rencontré non loin de la gare où des techniciens s’affairent sur les rails abîmés par l’accident.

Paul Eric Nanga a mené des enquêtes avec d’autres membres de la société civile. Selon les résultats de leurs investigations, certains passagers ont payé des tickets et n’ont pas pu voyager. D’autres sont montés à bord sans ticket. D’autres, encore, ont reçu leurs tickets dans le train. Et une grande partie des passagers n’ont pas eu le temps de réclamer leurs tickets. « Beaucoup de morts n’étaient donc pas enregistrés, conclut Paul Eric Nanga. Le gouvernement a peur, car il y a eu des victimes françaises, chinoises, japonaises. Le chauffeur avait dit aux responsables que le train était en mauvais état. Personne n’a voulu l’écouter. »

« Marée humaine »

Avant de quitter la gare de Yaoundé, le 21 octobre 2016, le train n° 152 transporte plus de 1 200 passagers. La veille, un pont reliant Douala à Yaoundé a été coupé. Pour satisfaire le nombre inhabituel de passagers, Camrail ajoute huit wagons supplémentaires aux neuf initialement prévus. « On est passé de 740 à 1 224 sièges dans le train. Sauf qu’il y avait énormément de passagers debout, assure un membre de la société civile d’Eseka, qui souhaite garder l’anonymat. Je le redis toujours, des centaines de passagers n’étaient pas enregistrés. Vu la violence du choc, il y a eu au moins 100 morts. J’étais là et j’ai compté. »

« On se bousculait pour monter à bord. Il y avait une marée humaine à la gare. Habitué des voyages en train, je n’avais jamais vu autant de monde, se souvient Giles Simon, un rescapé. Dans mon wagon, il y avait plus de personnes debout qu’assises. J’étais debout comme des dizaines d’autres. Il n’y a pas eu 79 morts. C’était plus. »

Hanté par les visages des morts, Clovis, 31 ans, a fui Eseka pour se réfugier chez ses parents à Souza, une localité située à quelques kilomètres de Douala. Ce conducteur de moto-taxi a été félicité par les autorités d’Eseka pour son « action généreuse » : il a été l’un des premiers secouristes sur le site de l’accident. Il raconte, les larmes aux yeux, les histoires des morts qui l’ont supplié de les sauver. « J’ai vu mourir plus de 100 personnes, lâche-t-il, assis sur un tabouret devant la maison en planches de ses parents. Une jeune dame m’a agrippé et m’a dit de dire à son mari qu’elle avait pris le train pour le rejoindre car il lui manquait. Elle est morte en vomissant du sang. Pourquoi le gouvernement ment-il ? Pourquoi joue-t-il avec les morts ? »

Dans le groupe WhatsApp « Victimes Eseka 21 octobre », les rescapés se consolent en pensant à ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre. Trois membres confient au Monde Afrique qu’ils ont vu « entre 90 et 150 passagers mourir ». « Dans le groupe, il y en a qui disent qu’il y avait 90, 100, 200 morts. Presque personne ne croit au bilan du gouvernement », assure une « miraculée ».

« Un rallye de morts »

Mpey à Nwawel est doctorant à l’université de Douala. Il fait partie des rescapés du wagon n° 4, qui ne s’est pas renversé. Après l’accident, il est sorti et s’est abrité dans un bar en face de la gare. Il a assisté à un « rallye de morts » : des corps ballottés sur des motos, des camions-bennes et des pick-up transportant blessés et cadavres. « Admettons qu’il y ait eu au moins deux cadavres par pick-up. Multipliez ce nombre par au moins 50, car les voitures allaient et venaient à un rythme effarant. Je suis resté à Eseka de 13 heures à 18 heures passées, explique-t-il. Il y a eu au moins 100 morts. Je vous dis ce que j’ai vu de mes propres yeux. »

Un chiffre contesté par les autorités. A l’hôpital de district d’Eseka, le docteur François Ngos parle de « fantasme ». Pourtant, selon des documents consultés par Le Monde Afrique, l’hôpital a reçu « au moins 545 blessés et enregistré au moins 71 morts » au lendemain de l’accident. Or une dizaine de corps ont par la suite été extraits du ravin boueux où s’étaient renversés les wagons. Ces morts ont-ils été inclus dans le bilan officiel ? Et qu’en est-il des passagers conduits dans les hôpitaux de Douala et de Yaoundé et décédés par la suite ? Enfin, dans quel registre classe-t-on les passagers portés disparus ? « Il y a eu 79 morts. C’est le bilan officiel », insiste le docteur François Ngos.

« Entre sept et neuf passagers sont recherchés par leur famille. On ne connaît pas leur sort, s’alarme Me Michel Voukeng, avocat des victimes. Deux sont défendus par notre collectif. Leurs familles attendent toujours les corps pour faire leur deuil. Elles ont écrit au chef de l’Etat, en vain. »

Pour Me Serges Zangue, l’avocat de Camrail, il y aurait « quelques corps à la morgue ». Alors à quand les tests d’ADN réclamés par certaines familles ? « En ce qui concerne Camrail et ses assureurs, cette tâche ne rentre pas dans leurs prérogatives au regard des compétences régaliennes de l’Etat, mais ils sont prêts à apporter tout le soutien nécessaire si leur assistance est requise », répond-t-il.

Les proches du pasteur ougandais Nicodemus Nuwasiima, passager du train n° 152 porté disparu, ont distribué ses photos à l’hôpital de district d’Eseka. « Des gens viennent dans l’espoir de retrouver au moins le corps, explique une infirmière. D’autres se disent que le jour du drame, on a pu voir la personne qu’ils recherchent. Mais il y avait tellement de monde, je n’ai pas retenu un seul visage ! Nous ne pouvons pas les aider alors ils repartent en pleurant. »

A lire demain mercredi 25 octobre, le troisième volet de notre enquête sur le drame d’Eseka, consacré à l’état des hôpitaux publics du Cameroun.