Manifestation de milliers de Catalans fin octobre. / GEORGES BARTOLI / DIVERGENCE POUR LE MONDE

Lorsqu’il a rencontré cette Catalane qui allait devenir sa femme, il y a dix ans, lors d’une visite à Barcelone, Marcos* savait qu’elle soutenait l’idée d’une Catalogne indépendante. Cela relevait alors encore du « rêve », plus que d’une réalité. Accroché à son balcon, le drapeau catalan n’avait qu’une connotation festive, rien de revendicatif.

« On avait chacun notre point de vue, mais à l’époque on pouvait en discuter de façon agréable », se souvient ce cadre commercial originaire de Madrid, aujourd’hui installé avec sa femme dans une commune des alentours de Barcelone. Ce temps-là lui manque. « Terriblement », insiste le quadragénaire en tirant sur une énième cigarette, les ongles rongés qui trahissent l’angoisse malgré son allure soignée, cheveux gominés et chemise à carreaux. « Qui aurait pu imaginer qu’on arrive un jour aussi loin ? » A l’image du fossé qui s’est creusé entre pro et anti-indépendantistes, son couple n’a pas échappé à la division.

Impossible de la quantifier, mais les échos sont là, qui disent les tensions venues frapper aux portes des familles, groupes d’amis ou de collègues. C’est cette étudiante indépendantiste qui s’est disputée avec son oncle « anti » au point d’en pleurer ; ce taulier qui voit ses habitués partir plus vite pour « éviter les discussions qui fâchent », ces soirées entre amis qu’on organise avec pour mot d’ordre « de ne surtout pas parler de ça »… Et ces témoignages qu’on préfère livrer de manière anonyme, par peur d’aggraver une situation déjà « trop sensible ».

« Point de non-retour »

Comme tout le monde, Marcos n’a « rien vu venir ». En y réfléchissant, il dirait que le vent a commencé à tourner il y a trois, quatre ans, avec la montée des discours indépendantistes et les premières grandes mobilisations le jour de la fête nationale catalane. Jusqu’à « ce point de non-retour » atteint cette année avec le référendum d’autodétermination du 1er octobre.

Ce dimanche-là, Marcos a déjeuné dans sa belle-famille, très indépendantiste. Il ne se souvient pas de ce qu’ils ont mangé, seulement du goût d’amertume qui lui est resté. « Ils ont passé une heure à criminaliser la garde civile et la police du fait des violences de la journée de vote », raconte-t-il :

« Bien sûr que moi aussi ces images m’ont choqué et que j’aurais préféré que la police ne tape pas sur les gens, mais ce n’est pas une raison pour en faire des criminels. »

Marcos est sorti fumer une cigarette pour calmer sa colère. « Dans ma famille à Madrid, on n’aurait jamais imposé ce genre de discussion à quelqu’un qui ne partage pas nos idées », dit-il. Bien qu’il soit favorable à l’unité de l’Espagne, celui qui se définit comme « un démocrate » ne s’opposerait pas à l’indépendance de la Catalogne, si celle-ci était décidée par un référendum légal.

« Il y a un an, on pouvait rire de tout ça »

Ce « malaise insidieux » qui s’est répandu, Marcos n’y échappe plus nulle part. Ni dans sa commune, qui a plébiscité l’indépendance à 90 %, ni au sport, où quelques coéquipiers lui battent froid, sans qu’il sache pourquoi. « Il y a un an, on pouvait rire de tout ça. Maintenant, pour la moindre réflexion, même tes amis se braquent, tout le monde est à fleur de peau, déplore-t-il en imitant le pschitt d’une bouteille qu’on aurait trop secouée. Je connais des gens qui ont annulé des dîners à cause de ça. » Pour éviter d’en arriver là, Marcos garde ses opinions pour lui, quitte à avoir « l’impression de se renier ».

Se murer dans le silence

Originaire de Ceuta, enclave espagnole au nord du Maroc, et installée depuis une dizaine d’années à Barcelone avec son mari catalan et leurs deux petits garçons, Paola, 37 ans, raconte ce même « silence » dans lequel elle a préféré se murer pour éviter les fâcheries. Que ce soit dans le groupe WhatsApp qu’elle partage avec ses collègues d’entreprise, dans son quartier – l’un des plus indépendantistes de Barcelone – ou avec sa belle-famille, de fervents catalanistes.

Issue d’une famille « métissée », Paola a du mal à comprendre la volonté de « mettre des frontières, qu’elles soient physiques ou mentales ». Elle peut entendre le besoin d’autodétermination mais ne peut accepter que certains soient « non seulement indépendantistes, mais aussi anti-espagnols ». Avec sa belle-famille, les échanges se sont tendus depuis le référendum.

« Ce dimanche, le ton est monté à propos de l’éducation de mes enfants parce que je leur parle en castillan, ma langue. Le conjoint de ma belle-mère m’a dit : tu vis en Catalogne, parle-leur en catalan ! », raconte Paola, encore abasourdie :

« Ils parlent catalan en classe [la langue parlée dans toutes les écoles de la communauté autonome], avec les copains, dans la famille… Et à la maison je ne pourrais pas leur transmettre leur langue maternelle ! »

Une autre fois, sa belle-mère a mis une casserole entre les mains de son fils aîné pour qu’il participe à une casserolade au balcon, ces manifestations bruyantes des indépendantistes. Paola s’est une nouvelle fois tue : « C’était mieux pour les enfants, trop petits pour comprendre. »

« Mais qu’en sera-t-il dans quelques années ? Il risque d’y avoir confrontation entre ce qu’ils entendent à la maison et dehors. Je ne veux pas qu’ils puissent être traités comme des Catalans de seconde zone. »
Ce couple catalano-espagnol a décidé de quitter la Catalogne

Quel qu’il soit, l’avenir de la Catalogne l’effraie. Elle évoque ses collègues sortis du groupe WhatsApp « parce qu’ils ne pouvaient plus y exprimer leurs opinions », ou ce couple d’amis, catalano-espagnol lui aussi, qui a décidé de quitter la Catalogne. Paola et son mari y ont trop d’attaches pour envisager ce choix. D’autant qu’ils ont su préserver « l’essentiel » :

« Dans cette maison, l’Espagne et la Catalogne s’aiment. Avec mon mari, on s’intéresse peu à la politique. Ce qui nous importe c’est que nos enfants puissent grandir sereinement, avec leurs deux cultures. »

Marcos, lui, a le sentiment que son foyer s’est « laissé prendre en otage », qu’on lui a « volé un peu de [sa] femme ». Du moins de leur complicité. A la voir passer autant de temps devant TV3, la chaîne pro-indépendantiste, il ne peut s’empêcher de penser qu’elle a été « manipulée ». Ça lui fait mal au cœur de l’entendre dire qu’elle « déteste l’Espagne », qu’elle n’a plus rien à attendre d’un « d’un gouvernement aussi corrompu », qu’elle compare parfois au franquisme.

Préserver leur fille de 8 ans

Il y a peu, il a haussé le ton pour dire « stop » : « La situation devenait dingue, je ne voulais plus qu’on parle de ça à la maison. » Pour « sauver [leur] couple », mais aussi pour préserver leur fille de 8 ans. Depuis, la télé reste éteinte, chacun s’informe sur son téléphone. Cette paix a un prix : l’éloignement. « Le temps qu’on passait ensemble le soir, elle le passe désormais à lire tous les articles sur le sujet, et les centaines de commentaires en dessous », soupire Marcos, montrant le profil Facebook de sa femme, rempli de messages pro-indépendantistes.

Malgré leurs efforts, leur fillette n’est pas dupe. Marcos veille à ce qu’elle ne soit pas influencée, ni d’un côté ni de l’autre. Lorsqu’elle lui a demandé « Papa, pourquoi la Catalogne doit sortir de l’Espagne ? », et « pourquoi Maman a voté et pas toi ? », il a tenté de lui expliquer les choses de façon neutre. Mais que peut-il face à ce qu’elle entend, à l’école par exemple ? Il y a quelques jours, lorsque les enfants ont crié « la garde civile est méchante » et que sa fille lui a expliqué que la maîtresse leur avait montré une vidéo de la garde civile frappant les manifestants, il a immédiatement demandé à parler à la directrice.

S’il n’y avait pas sa fille et sa femme qui le retiennent, Marcos serait parfois tenté de retourner à Madrid. Il en veut à la classe politique d’avoir fait passer ce « drame social » du côté des citoyens. « Les problèmes politiques finissent toujours par trouver une issue, mais les cicatrices que ça laisse dans les familles, elles, mettront du temps à être pansées », augure-t-il.

* Le prénom a été modifié