Tribune. Depuis plus d’une quinzaine d’années, la bande dessinée connaît en France un nouvel âge d’or. Le secteur s’est imposé comme l’un des plus créatifs et dynamiques du paysage culturel, avec un chiffre d’affaires multiplié par quatre entre 1991 et 2016. Le nombre d’ouvrages publiés est passé de 1 137 publications annuelles en 2000, à 5 305 en 2016, chiffre qui témoigne d’un dynamisme éditorial, avec plusieurs éditeurs inventifs et défricheurs.

La part des prêts en bibliothèque constituait, en 2016, 27 % du nombre total, arrivant devant les prêts de littérature de fiction adulte qui s’élevaient à 24 %. Plusieurs grands éditeurs investissent dans la BD. Gallimard a, par exemple, créé en 2006 un département bande dessinée, après avoir racheté Futuropolis et plus tard Casterman.

La France est reconnue comme un pays de référence, avec une forte visibilité internationale. La vente de droits à l’étranger a progressé de 120 % en dix ans et le festival d’Angoulême s’est imposé comme le premier festival mondial, sans véritable rival.

Cet essor spectaculaire correspond à une diversification esthétique remarquable, avec des nouvelles formes, telles que le roman graphique, les bandes dessinées de reportages ou autobiographiques, le renouvellement de la BD de genre, western ou fantasy. Cette créativité s’est accompagnée d’une reconnaissance institutionnelle et académique de la discipline en tant qu’expression artistique.

Difficultés économiques et sociales

Le nombre de festivals est passé d’une vingtaine dans les années 1990 à plus de 150 actuellement. Depuis 2008, le 9e art a intégré les enseignements des arts à l’école. Le numéro spécial de la revue Le Débat de mai 2017 intitulé « Le sacre de la bande dessinée » témoigne de cette place nouvelle. Art populaire, la BD, à l’instar du cinéma, est parvenue développer un langage artistique spécifique où se déploient des esthétiques et des discours complexes et critiques.

Le 9e art occupe une place carrefour dans le paysage créatif contemporain, source d’inspiration et d’influence de plusieurs autres expressions artistiques et industries créatives dont elle nourrit le dynamisme. Elle a été à l’origine du développement considérable du cinéma d’animation, la France occupant la 3e place mondiale.

De plus en plus de films d’auteurs sont des adaptations de BD, tels que La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, palme d’or 2013, adaptée de la bande dessinée de Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude. La porosité entre arts plastiques et bande dessinée est toujours plus forte, avec des auteurs qui naviguent entre les deux disciplines. La BD nourrit aussi le jeu vidéo, domaine où la France excelle.

Néanmoins, ce dynamisme pourrait marquer le pas compte tenu des difficultés économiques et sociales que subissent les auteurs. Plusieurs études récentes dont celle des Etats généraux de la bande dessinée en 2016 ont montré l’évolution inquiétante de leur condition : 53 % des auteurs ont un revenu inférieur au SMIC, dont 36 % qui vivent sous le seuil de pauvreté, malgré un niveau de formation toujours plus poussé.

L’exemple de la photographie

Le métier représente un véritable sacerdoce. Cette situation spécifique, compte tenu des modes de production d’une bande dessinée – le dessin est un travail long et minutieux –, nécessite une prise de conscience de l’ensemble des acteurs de la filière, ainsi que des pouvoirs publics afin de donner des réponses adaptées à cette situation et maintenir l’excellence de la création française. La condition d’auteur devient parfois si difficile que d’ores et déjà certains auteurs décident de mettre un terme à leur activité. Si cette situation perdurait, c’est toute une partie de la culture contemporaine qui pourrait s’en trouver affectée.

Pour conforter cette place éminente de la France au plan international, le 9e art gagnerait à faire l’objet d’une politique publique structurée entre l’Etat, les collectivités territoriales et la filière, comme la photographie dans les années 1990, amplifiée par les initiatives de Frédéric Mitterrand, créant en 2010 une « Mission photographie » au ministère de la culture.

N’oublions pas à quel point l’initiative publique permet de donner une impulsion décisive à un secteur : ce fut le cas avec le « Plan image » de Jack Lang en 1983 qui a lancé le cinéma d’animation français ou antérieurement la création du Centre national de la cinématographie, qui a permis à notre cinéma de conquérir sa position mondiale.

La bande dessinée a besoin d’un accompagnement nouveau, adapté et coordonné. Les besoins se situent au plan patrimonial, avec les questions de sauvegarde, de conservation et de valorisation des fonds d’auteurs, sur le plan des politiques de formation et d’éducation artistique, et surtout en matière de soutien à la création, tenant compte de la spécificité du travail des auteurs, dans toutes leurs composantes (dessinateurs, scénaristes, coloristes), en favorisant l’innovation et la diversité de la création, afin que notre pays puisse conserver la place cardinale qu’il occupe au plan mondial.