Des millions d’exemplaires vendus dans le monde, des magasins de jouets pris d’assaut, des écoliers accros, des profs à cran, des psychologues inquiets… En 1996, l’arrivée du Tamagotchi, le petit animal virtuel de Bandai en forme d’œuf, devenait un phénomène de société, aussi puissant qu’éphémère.

En France, où le Tamagotchi voit le jour le 12 mai 1997, on se l’arrache : les clients font la queue devant les magasins de jouets qui, très vite, sont en rupture de stock. Certains prennent même la décision de ne vendre qu’un exemplaire par famille, pour éviter qu’ils ne soient revendus au marché noir. Tandis que Bandai s’indigne des dizaines de copies conçues dans l’urgence pour surfer sur le succès de l’animal virtuel.

20 ans après sa sortie en France, l’entreprise japonaise réédite mercredi 25 octobre le célèbre jouet en édition limitée, visant explicitement, explique l’entreprise au Monde, « les jeunes adultes », « qui ont joué avec la première génération des Tamagotchi ». Comment un objet aussi simple a-t-il pu provoquer chez eux un tel engouement, au point de rester culte deux décennies plus tard ?

Ancêtres

La mode des animaux virtuels ne naît pourtant pas avec le Tamagotchi. En fait, le concept apparaît dès 1995 dans les jeux pour ordinateur Dogz et Catz, du développeur californien PF Games. Choisir une race, choyer son tas de fourrure de pixels, jouer avec lui en le taquinant à la souris… Les bases du genre sont déjà toutes là.

A Moment with Dogz 1
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Le succès suit : la jeune série animalière attire 1,5 million de joueurs et joueuses en trois ans, et lance une mode où le « kawaii » (« mignon », en japonais) se dispute à l’intelligence artificielle. En 1996, plusieurs sociétés de jeux vidéo s’engouffrent dans la brèche avec des titres aussi différents et marquants que Pokémon, le célèbre jeu de rôle rempli de bébêtes fantastiques à dompter, et Creatures, sorte de crèche numérique pour une créature autonome loufoque.

L’entreprise de jouets Bandai commence elle aussi à s’intéresser à ce phénomène naissant. D’autant plus que Dogz et Catz l’ont montré, avec leurs peluches en tête des ventes chez Toys’R’Us aux Etats-Unis : ce marché est aussi une aubaine pour les fabricants de jouets.

Encore faut-il trouver la bonne idée. Akihiro Yokoi, alors directeur de Wiz Co Ltd, une filiale de Bandai, aujourd’hui détenteur du brevet des célèbres créatures électroniques, relate dans un livre, Tamagotchi Tanjoki, son moment « eurêka ». Dans une publicité, un enfant part en vacances en plaçant sa tortue domestique dans une valise adaptée. C’est la révélation : un animal, c’est ce à quoi l’on est tellement attaché qu’on l’emmène avec soi.

« Nous avons eu du mal à le vendre »

20 ans après leur lancement en France, les Tamagotchi sont de retour. / BANDAI

Loin du modèle statique de Petz et Catz, uniquement jouable sur ordinateurs de bureau, le jouet de Bandai sera une sorte de porte-clés que les enfants garderont sur eux, une espèce d’œuf incorporé dans un écran similaire à celui d’une montre digitale, et avec lequel se tisse avec le temps une sorte de lien d’amitié. Aki Maita, employée de Bandai et présentée par l’entreprise comme l’inventeuse du fameux gadget, finalise la forme de l’objet et lui trouve un nom, « Tamagotchi », contraction d’« œuf » (tamago en japonais), « montre » (watch, prononcé « wotchi ») et évocation des « amis » (tomodachi).

Au départ, difficile d’imaginer le raz-de-marée commercial qu’allait devenir le Tamagotchi. « Les réactions étaient incrédules, les gens ne voyaient pas où était l’intérêt. En fait, nous avons eu du mal à le vendre aux boutiques de jouets, certaines refusaient de nous en commander », confiait à l’époque Aki Maita au New York Times.

Le succès est pourtant aussi immédiat que spectaculaire, d’abord au Japon, où le jouet sort en novembre 1996, puis aux Etats-Unis et en Europe. En un an seulement, près de 40 millions d’exemplaires sont écoulés dans le monde, et permettent au passage à Bandai, qui venait d’enregistrer des pertes considérables, de sortir la tête de l’eau.

Tamagotchi Commercial
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Comment expliquer un tel succès ? « C’est sorti à la même époque que les ancêtres du téléphone portable, au Japon, et les “pocket bells”, des sortes de messageries électroniques », explique Julien Bouvard, maître de conférences en Langues et civilisation japonaise à l’université Jean-Moulin-Lyon-3. « La promesse technologique de ceux qui ont lancé tout ça, c’est que ça va améliorer notre quotidien, nos rapports sociaux et le rapport à la machine. »

Pour une fois, ce n’est pas l’utilisateur qui décide du moment où il allume l’appareil pour jouer : c’est l’appareil qui le sollicite. Une inversion des rôles aussi innovante qu’addictive. Le côté portable du jeu fait aussi son succès. Certes, en 1997, la Game Boy, la console portable de Nintendo, n’avait plus rien d’une nouveauté, mais « le Tamagotchi est largement plus petit », souligne Julien Bouvard. « Il peut se mettre partout, presque dans un portefeuille, ce qui permet de le cacher et de le sortir plus facilement ».

Le Tamagotchi conquiert par ailleurs un public jusqu’alors difficile à convaincre pour les fabricants de jouets électroniques : les petites filles, pour lesquelles le Tamagotchi est initialement pensé – même si les garçons (et les adultes, au Japon), en seront également clients. Dans la foulée, Bandai se dépêchera un an plus tard de décliner le concept dans une version destinée aux garçons, les Digital Monsters, ou Digimon, rencontre opportune entre le concept de Pokémon et de ses célèbres œufs numériques.

« Despote domestique »

Dans les écoles et les foyers, le Tamagotchi se montre bien envahissant. Le Tamagotchi nécessitant de l’attention en continu, tous les membres de la famille sont mis à contribution quand l’enfant n’est pas disponible : parents désemparés ou frères et sœurs plus ou moins attentionnés. « Je vais me faire engueuler ! C’était celui de mon frère et il est mort sans me prévenir. Peut-être que je l’ai fait trop bouffer ? (…) La prochaine fois, il n’aura qu’à s’en occuper lui-même, de son Edouard », écrit à l’époque un internaute sur le forum Cimetière Tamagotchi, cité dans la revue universitaire Réseaux.

Dans les écoles, les « bip bip » incessants et le manque d’attention des élèves agacent rapidement les enseignants, qui les font bannir de certaines écoles. Dans les médias, des voix inquiètes s’élèvent et la polémique s’abat sur le « despote domestique », comme le surnomme l’Express le 20 novembre 1997. Le journal de 13 heures évoque même le 3 novembre une « secte », dont les « adeptes » essaient « désespérément de sortir ».

Certains pédopsychiatres redoutent que les enfants ne soient traumatisés par la mort de leur animal virtuel dont ils se seraient mal occupés ; d’autres au contraire craignent qu’ils ne finissent par considérer la mort comme un jeu, puisque le Tamagotchi peut renaître. Certains louent au contraire les vertus d’un jeu qui responsabilise l’enfant, mais d’autres, comme le psychologue Jacques Arènes, interrogé par La Croix le 27 juin 1997, trouvent que le Tamagotchi simplifie à l’extrême l’action de prendre soin :

« La vie réelle ne se résume pas à donner un biberon ou une caresse mais, parfois, seulement à être là, sans rien faire. Or ce type de jeu donne à l’enfant l’impression qu’il y a toujours quelque chose à faire, qu’il y a une réponse [simple] à tout. »

Le même psychologue évoque aussi un risque, « pour l’enfant, d’abolir la différence entre vie réelle et vie virtuelle ». « Au moins, quand il met un ordinateur en marche, le jeune est actif et réalise qu’il bascule dans un autre monde. Pas ici. »

Lassitude

Le débat ne s’éternisera pas : la folie Tamagotchi s’estompe en quelques mois seulement. « Les limites du jeu ont fait que les gens se sont lassés », analyse Julien Bouvard. L’œuf ne propose que peu de fonctionnalités et évolutions, et finit très vite par se montrer répétitif. « Mais ce sont ces limites qui ont aussi permis de rendre le Tamagotchi accessible à beaucoup de monde, même ceux qui n’avaient jamais utilisé une console. Ça a ouvert plein de monde aux jeux vidéo. » Ainsi des Chao, des êtres imaginaires à élever et entraîner sur l’écran autonome de la console Dreamcast, dans Sonic Adventure, en 1999.

Chao Adventure Gameplay
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Il faudra néanmoins attendre 2005 et Nintendogs, jeu de simulation canine de Nintendo, pour qu’un nouveau produit du genre connaisse un succès aussi phénoménal. Le titre de Nintendo s’écoule e effet à 23 millions d’exemplaires. Ironiquement, emprunte bien plus à Dogz et Catz, les jeux qui ont inspiré Tamagotchi, qu’aux Tamagotchi eux-mêmes.

Mais au-delà du jeu vidéo, le Tamagotchi aura peut-être contribué à préparer toute une génération aux usages d’aujourd’hui, comme l’explique Julien Bouvard : « Ça a rapproché les enfants de l’objet portatif électronique qui demande un certain engagement, et c’est ce qu’on retrouve dans le téléphone portable aujourd’hui. Il y avait quelque chose d’assez annonciateur avec le Tamagotchi. »