Après une longue attente, Nintendo a enfin dévoilé ce mercredi 25 octobre Animal Crossing – Pocket Camp, son quatrième jeu pour smartphones, attendu pour la fin du mois de novembre. Un jeu mignon et atypique, au succès phénoménal au Japon, mais qui est aussi le résultat d’une histoire compliquée.

Animal Crossing est avant tout le fruit de l’association entre Katsuya Eguchi et Hisashi Nogami. Le premier, vétéran chez Nintendo, a participé à l’élaboration des Super Mario de la NES et de la Super Nintendo, pour ensuite réaliser des jeux comme Star Fox et Wave Race. Le second, plus jeune, est un designer qui avait jusque-là travaillé sur des titres comme Yoshi’s Island et Mario Kart 64.

En pleine époque de la Nintendo 64, ils réfléchissent à l’élaboration d’un projet tirant parti des fonctionnalités du 64DD, extension de la console permettant de lire des disquettes. Le grand atout de ce support est d’offrir davantage de mémoire que les cartouches, mais aussi de permettre l’écriture de données, contrairement aux CD-ROM utilisés par les entreprises concurrentes. C’est cette capacité qui attire l’attention de notre duo, avec l’ambition d’utiliser cette forte sauvegarde de mémoire pour permettre une communication entre joueurs distincts.

Un jeu pour réunir enfants et parents peu présents

« A l’époque, j’étais très occupé par mon travail, et je ne pouvais pas jouer avec ma famille, raconte Eguchi en 2008. J’étais triste de ne pas pouvoir pratiquer les jeux vidéo avec mes enfants. (…) Dès le début, mon idée était que, si je devais me résoudre à cette situation, alors il y a sans doute quelque chose à faire pour que des personnes dans un contexte similaire au mien puissent rentrer tard et jouer, où ils pourraient d’une certaine façon prolonger ce que leurs enfants ont accompli. » Il part du principe d’un jeu de rôle où, par exemple, les enfants auraient exploré un donjon pendant la journée jusqu’à être bloqué à un certain point. Ils pourraient alors laisser des informations dans le jeu, que le père découvre quand il s’y aventure, tard le soir, lui permettant de progresser davantage. « Je me suis demandé quelle forme prendrait cette façon de jouer en se relayant », expliquait le créateur.

Animal Crossing : Pocket Camp. / Nintendo

S’il n’a pas véritablement participé au développement, l’influence du célèbre créateur de Mario et Zelda, Shigeru Miyamoto, mentor de Katsuya Eguchi, se fait ressentir dans la façon dont le projet est élaboré. Comme c’est devenu la norme chez Nintendo, il s’agit d’abord d’imaginer en détail le concept du jeu avant de s’attarder sur l’univers, l’ambiance ou les personnages. Et c’est tant mieux, dans la mesure où le prototype a rapidement évolué vers des directions insoupçonnées.

Eguchi commence à imaginer la présence d’animaux pour offrir au protagoniste – qui n’aurait aucun pouvoir particulier – des compétences spécifiques. Il n’est alors même pas question de pouvoir communiquer avec eux. « Il y avait une variété de différents types d’animaux, chacun avec ses propres atouts et faiblesses. Le joueur est impuissant, il faut donc commander les animaux au fur et à mesure de la progression, jusqu’à arriver à un endroit où l’on ne peut plus avancer avec les animaux dont on dispose. » C’est alors à une autre personne de prendre le relais pour continuer, grâce à d’autres animaux.

C’est là que la réalité économique rattrape l’équipe : le 64DD est quasiment abandonné par Nintendo, qui décide de ne le sortir qu’au Japon, dans une indifférence générale. Eguchi et ses troupes envisagent donc de faire perdurer leur travail en l’adaptant au support cartouche, ce qui limite considérablement les possibilités de communication, d’informations que le joueur laisserait dans le jeu pour quelqu’un d’autre. Tout doit être repensé pour faire face à une capacité de stockage de mémoire bien plus faible, et les ambitions sont réduites. Les donjons deviennent plus petits, et le monde extérieur et son village accusent une taille divisée par quatre. « Nous nous sommes alors demandé : mais qu’est-ce qui va bien pouvoir amuser les joueurs dans un si petit village ? », raconte Eguchi. Face à tant de contraintes, l’équipe décide de mettre de côté l’aventure, devenue bien trop bridée, pour se concentrer sur cette question, et sauver le concept de la communication entre joueurs.

Du jeu d’aventure au jeu de farniente

Les développeurs envisagent alors d’offrir au protagoniste une chambre qu’il pourrait décorer comme il le souhaite, et ainsi la montrer à d’autres personnes. Ils imaginent ensuite le reste du village, où l’on pourrait acheter ces éléments de décoration, et décident de réutiliser leurs modèles d’animaux pour en faire la population, en les faisant marcher sur leurs deux pattes arrières.

La version finale d’Animal Crossing se façonne ainsi, tournant le dos à sa dimension de jeu de rôle, son exploration de donjons, et son utilisation de capacités animalières. L’œuvre devient un jeu où l’on flâne, découvrant ce petit théâtre de la vie, avec ses habitants très personnalisés, qui ont chacun leur rôle et leurs caractéristiques particulières. On plante des fleurs, achète des objets, modifie son lieu de vie, et discute avec les autres. Pas de mort, pas de réel objectif, ni de véritable fin.

« Depuis que je me suis marié, j’ai le sentiment de ne plus pouvoir me plonger pleinement dans un jeu à la maison, contextualise Nogami. C’est pourquoi l’un des thèmes qu’on avait à l’époque consistait à faire un jeu pour lequel vous n’aurez pas besoin de vous y consacrer vraiment, que vous pourrez jouer quand vous avez un peu de temps libre, puis arrêter et être satisfait. » Tout est fait pour aller dans ce sens, pour, finalement, décourager les longues sessions.

A une certaine heure, les magasins ferment, et il faut attendre le lendemain pour y retourner. Quant aux objets à se procurer, les développeurs font en sorte que le joueur ne se lance pas dans une quête de collection. « Notre but était d’en faire tellement que vous ne pourriez pas tous les avoir, admet Nogami. Tellement que vous abandonneriez l’idée d’en faire la collection. » « Nous avons décidé de ne pas dire combien il y en avait, précise Eguchi. Notre objectif étant que vous ne puissiez pas savoir où ça s’arrêtera, et vous pouvez ainsi simplement vous sentir satisfait quand vous avez collecté ce que vous pensez être suffisant. »

Bien que persuadée d’avoir réussi à réaliser ce qu’elle souhaitait faire et convaincue du plaisir que peut procurer le résultat l’équipe demeure néanmoins angoissée quant à l’accueil qui sera réservé à cette production : « Pour les personnes qui sont habituées aux jeux existants, nous étions très inquiets de savoir s’ils trouveraient cela intéressant alors qu’il n’y a pas d’objectif ou de fin », reconnaît Eguchi. Le département marketing et relation presse se plaint que le jeu est difficile à expliquer. « Quand on nous demandait : “Qu’est-ce qu’on fait dans ce jeu ?” On ne savait pas quoi répondre », raconte Nogami.

Réussite phénoménale

Et pourtant, ça marche. Animal Crossing sort sur Nintendo 64, uniquement au Japon, en 2001, quelques semaines avant le lancement de la nouvelle console de Nintendo, la GameCube. Un portage sur cette machine est rapidement effectué, et de nombreux Japonais se passionnent pour cette expérience nouvelle. La sortie en Amérique intervient en 2002 et il faut attendre 2004 pour que l’Europe le découvre. Plus de deux d’acheteurs craquent de par le monde.

Mais c’est avec une nouvelle version sur DS, sortie à la fin d’année 2005 au Japon, que le phénomène prend de l’ampleur à un niveau impressionnant. Plus de 5 millions d’exemplaires trouvent preneur dans l’archipel, et Animal Crossing – Wild World devient la quatrième meilleure vente de la console. C’est simple : de toute l’histoire du pays, il n’y a que sept jeux qui ont connu une popularité plus grande, tous des Pokémon ou Mario. Quelques années plus tard, l’épisode 3DS parvient à atteindre un succès similaire, alors que toutes les autres grandes séries de Nintendo sont sur le déclin, ce qui fait cette fois d’Animal Crossing : New Leaf la meilleure vente de la machine.

Le succès est moins exceptionnel en Occident, mais la réussite et néanmoins clairement là, et croissante. Au niveau mondial, les opus DS et 3DS se sont chacun écoulés à plus de 11 millions d’exemplaires. C’est comparable à ce qu’accomplissait la série Assassin’s Creed au summum de sa popularité.

Katsuya Eguchi, après avoir été producteur sur d’autres jeux majeurs comme Wii Sports, est devenu le directeur adjoint des équipes de développement de Nintendo, supervisant l’ensemble des productions internes. Hisashi Nogami a, de son côté, également été promu au poste de producteur, et a donné naissance à un nouveau phénomène très prisé au Japon, avec Splatoon. Les différents épisodes d’Animal Crossing ont aussi été témoins de l’éclosion de nouveaux talents en interne, dont Aya Kyogoku, coréalisatrice de l’opus 3DS et depuis devenue l’une des rares femmes à atteindre le statut de producteur chez Nintendo.

L’entrée en scène du démon des microtransactions

Animal Crossing Mobile Direct Oct.24.2017
Durée : 13:46

Sur mobile, Animal Crossing : Pocket Camp ne propose plus un vaste terrain explorable, mais différentes zones séparées, ainsi qu’un camping-car comme lieu de vie. Pour le reste, on retrouve tous les mécanismes qui ont fait le succès de la série. A une exception près : cet épisode est un free-to-play, ou free-to-start dans le langage de Nintendo. Il sera donc possible d’y jouer gratuitement, mais aussi d’acheter de la monnaie virtuelle pour se procurer plus facilement certains objets ou accélérer la construction d’éléments.

En 2012, alors que Nintendo commençait à proposer des contenus additionnels payants dans certains titres, le président de l’époque, Satoru Iwata, assurait que cette tendance ne serait pas systématique, prenant pour exemple Animal Crossing comme un jeu qui n’en aurait pas, dans la mesure où ce serait inadapté à la nature de l’expérience et qu’il en résulterait quelque chose de « malsain ».

Avec Super Mario Run, Nintendo a tenté d’imposer un jeu dénué de microtransactions, mais nécessitant du coup un achat unique pour en profiter. En dépit de la popularité du plombier, le résultat fut loin des espérances de la firme. Son titre suivant, Fire Emblem Heroes, basé, lui, sur un modèle free-to-play, a rapporté davantage d’argent, en dépit de sa licence moins populaire.

En mars dernier, le journal économique japonais Nikkei rapportait les propos d’un haut cadre de Nintendo, considérant que la monétisation de Fire Emblem Heroes était « aberrante » : « Pour être franc, nous préférons le modèle de Super Mario Run », confiait-il. Visiblement, le marché n’avait pas le même avis.