C’est niché au bout d’une voie ensablée dans le quartier en construction de Sacré-Cœur 3, à Dakar, que l’on trouve l’unique cellule de fact-checking (vérification des faits) d’Afrique subsaharienne francophone. Une salle silencieuse dans l’école de journalisme Ejicom, meublée de deux tables et de quelques ordinateurs. Ici, Assane Diagne, Samba Dialimpa Badji et Hyppolite Valdez Onanina épluchent chaque matin la presse de toute la sous-région. Ils décryptent les émissions de radio et de télé, scrutent les réseaux sociaux à la recherche d’affirmations grossières, d’approximations intellectuelles et d’arrangements avec la vérité afin de nourrir de corrections factuelles bien senties leur site Africa Check.

Créée à Johannesburg en 2012, Africa Check est la première et unique structure indépendante de fact-checking du continent. Lancée sous l’impulsion de Peter Cunliffe-Jones, alors chef de bureau de l’Agence France Presse (AFP) au Nigeria, elle a rapidement gagné en influence dans le paysage médiatique foisonnant d’Afrique anglophone. Appuyée notamment par les fondations AFP, Shuttleworth et Bill & Melinda Gates (partenaire du Monde Afrique), cette structure journalistique a pour devise de tenir « les personnalités publiques […] pour responsables de leurs déclarations » afin que leurs affirmations soient « vérifiées de manière transparente et impartiale », indique l’à-propos du site.

Le succès est rapide et donne naissance, en novembre 2015, à sa version francophone au Sénégal. Une expansion qui se poursuit l’année suivante avec une antenne à Lagos. Six mois plus tard, une autre ouvre à Nairobi pour couvrir l’Afrique de l’Est. « Nous cherchons désormais à nous agrandir à l’ouest et allons prochainement ouvrir un bureau en Côte d’Ivoire, avance Assane Diagne, le rédacteur en chef du bureau de Dakar. A terme, nous souhaitons être en mesure de vérifier la plupart des informations produites au sujet du continent, que cela soit par les médias locaux ou étrangers. »

Pas de statistiques fiables

La tâche est d’envergure. Avec la diffusion des moyens numériques, des milliers de sites Internet, de blogs et de comptes informatifs sur les réseaux ont vu le jour. Rien qu’au Sénégal, on dénombre plus d’une dizaine de quotidiens imprimés, le double de chaînes de télévision, le triple de radios et plus de 200 sites d’info. Couplée à l’accélération de l’information, cette diversité est parfois synonyme de noyade pour nos trois « fact-checkeurs », qui ne peuvent traiter que trois sujets par semaine. « Vérifier l’information prend du temps, souligne Samba Dialimpa Badji, rédacteur en chef adjoint du site francophone. La difficulté, c’est souvent l’accès aux sources. Les entreprises ou les structures étatiques qui détiennent l’information te font parfois courir des semaines. »

Selon Assane Diagne, l’absence de statistiques fiables sur le continent et, quand ils y ont accès, leur caducité, sont un autre obstacle. « Nous travaillons beaucoup avec l’Institut national de la statistique, dont le site est peu clair et rarement mis à jour, explique-t-il. On doit donc faire avec des données datant de plusieurs années. » D’autres fois, ce sont les procédures administratives d’un autre temps qui les freinent. « Quand on a besoin d’informations des douanes sénégalaises, nous devons faire un courrier manuscrit au directeur général pour qu’il autorise le partage de données. » Compliqué, dans ces conditions, de produire des démentis factuels rapides.

Mais avec leur influence grandissante (le président Macky Sall suit désormais leur compte Twitter), ils disposent aussi de moyens de pression. Quand on les fait tourner en rond trop longtemps, ils publient avec la mention « Malgré nos multiples relances, nous n’avons toujours pas eu de réaction de… ».

Récemment, le « de » concernait Amadou Moussa Galibi, conseiller principal en communication du président nigérien, Mahamadou Issoufou. Après plusieurs appels et courriels sans retour, Africa Check a réfuté dans un article une affirmation erronée du président sur le nombre de migrants noyés en Méditerranée, en mentionnant cette absence de réaction. « M. Galibi a dû se faire remonter les bretelles, car après une semaine de silence il nous a appelés le lendemain de la publication pour répondre, s’amuse Assane Diagne. C’est une démarche bénéfique pour la société, car elle pousse à la transparence et à la responsabilité publique. »

Pour l’équipe, cette quête de vérité est un outil nécessaire au bon fonctionnement démocratique. « Bien souvent, les journalistes sénégalais ne font pas de vérifications poussées des déclarations politiques, affirme Samba Dialimpa Badji. Comme si la frénésie de l’info nous avait fait oublier la question de base que doit se poser tout journaliste : est-ce que ce qu’on me dit est vrai ? »

Base de données publique

Le principal fait d’arme d’Africa Check ? Lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a modifié sur son site une statistique qui affirmait que 50 % des grossesses en Afrique étaient adolescentes. Or, après recoupement et vérification, le nombre chutait à 11 %. « Quand on voit ces résultats, on se dit que notre travail n’est pas vain », souligne Hyppolite Valdez Onanina, rédacteur et community manager d’Africa Check.

Autre exemple récent : après enquête, les chiffres de l’emploi annoncés en 2016 par le ministre sénégalais du travail, Mansour Sy, se sont révélés faux. « Nous nous sommes rendu compte que le gouvernement confondait dans ses calculs les contrats enregistrés à l’inspection du travail et le nombre effectif de postes pourvus, poursuit Samba Dialimpa Badji. Cela donnait l’impression que de nombreux emplois avaient été créés. Etait-ce volontaire ou non ? De la manipulation ou une erreur de bonne foi ? En tout cas, ces imprécisions sont néfastes aux démocraties africaines. »

Leur volonté n’est pas seulement de taper sur les doigts des autorités ou des confrères, mais aussi de partager connaissances et bonnes pratiques. « Nous allons mettre à disposition de la presse africaine, à la fin de l’année, un outil en ligne nommé Infothèque. Il va rassembler des données fiables et des ressources documentaires sur onze thèmes régulièrement abordés par les médias, avec les contacts de plusieurs experts indépendants qui pourront aider à actualiser les données », explique Assane Diagne. « Nous attendons aussi que les lecteurs participent à l’édification de cette base de données publique, embraye Samba Dialimpa Badji. Les gens pourront discuter et s’y référer afin de clarifier le débat. »

A l’heure des « fake news », les fact-checkeurs revendiquent leur position de phare dans la brume. « Nous devons aussi avoir une posture didactique, clame Assane Diagne. Aujourd’hui, les journalistes n’ont plus le monopole de la collecte et de la diffusion de l’information. Cela crée de la confusion chez les lecteurs. » « Nous devons les aider à comprendre la structure d’une information, son origine, afin d’aiguiser leur sens critique, rebondit Samba Dialimpa Badji. Eviter, contrairement à nombre d’acteurs politiques, de n’accepter que les infos qui suivent le sens de leurs convictions. »

L’équipe le sait, il y a un immense effort de formation à fournir. C’est pourquoi elle multiplie les partenariats avec des écoles de journalisme et des médias régionaux, afin de créer des modules et des unités de vérification factuelle. Force d’encouragement, Africa Check remettra en novembre son quatrième prix africain de fact-checking à Johannesburg. Cela permettra à d’autres de chasser à leur tour rumeurs et fausses informations.