Karin Viard à Angoulême, le 28 août 2016. / YOHAN BONNET / AFP

Je ne serais pas arrivée là si…

… si je n’avais pas été élevée par mes grands-parents. J’ai été aimée mais peu éduquée. J’ai grandi un peu de façon sauvage. Cela m’a donné une incroyable liberté d’être moi-même, et un certain franc-parler. Je n’étais pas pourrie gâtée, parce que je vivais au quotidien avec eux, mais disons qu’ils n’avaient pas les mêmes rêves, les mêmes projections, les mêmes exigences que des parents envers leurs enfants. Il n’y avait pas non plus de tensions relationnelles. Ils étaient vieux, j’étais petite, il fallait bien qu’on trouve le moyen de fonctionner ensemble.

Comment vous retrouvez-vous confiée à eux ?

Je vivais à Oran avec mes parents et ma sœur aînée. Mon père travaillait sur une plate-forme pétrolière. Je me souviens des odeurs, des oranges dans les arbres dans la rue, de la mer, du ciel bleu, de la crasse aussi… Mais le couple explose, ma mère rentre chez ses parents, à Rouen, avec ses deux filles. Elle s’y morfond. Elle avait quitté tout ça, elle s’était mariée jeune, avait voyagé. A ce moment-là, elle subit une agression et ma grand-mère, qui avait une personnalité très forte, lui dit : « Va te requinquer un peu, moi je garde tes deux filles. »

Ma mère était une très belle femme, elle l’est toujours. Elle part travailler à la boutique du Club Med de Djerba. Elle redécouvre une source d’amusement, d’insouciance énorme. On est en 1971, j’ai 5 ans. Pour moi, tout ça est très déstabilisant. Avec mon père, ça ne marche pas, on n’a pas tricoté de liens. Et je vois qu’avec mes deux vieux, là, il y a un truc très solide, qui ne va pas péter tout de suite. C’est juste la mort qui pourrait nous séparer. D’ailleurs, j’ai toujours peur, je les vois super vieux, j’ai l’impression qu’ils peuvent mourir dans la seconde. Mais ils ont la gentillesse de mourir très vieux, à 96 et 102 ans. Alors je m’agrippe à cette stabilité. Et mes grands-parents y trouvent leur compte. J’ai quand même un peu été leur chien d’aveugle. Je leur ai redonné goût à la vie. C’était une situation provisoire qui est devenue définitive, mais dont personne ne parlait. On a passé sous silence des choses qu’aujourd’hui on expliquerait.

A quoi a ressemblé cette enfance auprès de personnes âgées ?

J’ai vécu en sous-rythme pendant toute ma jeunesse. Ma sœur était plus grande de huit ans, elle est vite partie en pension. Je suis restée seule avec eux. J’étais comme un lion en cage. C’était la maison de retraite. On habitait une résidence à Bois-Guillaume, à côté de Rouen, avec les vaches sous les fenêtres. On dînait à 18 heures, 18 h 45 l’été, on avait chacun notre place dans le salon pour regarder la télé – moi j’avais le canapé. Je voyais arriver le dimanche avec angoisse. J’ai regardé Jacques Martin pendant des années, du midi au soir. Pour quelqu’un comme moi, qui a une énergie folle, un voile d’hyperactivité, ce n’était pas fastoche. Mais on était liés par un amour assez extraordinaire. On s’est rencontrés tous les trois. Mes grands-parents sont mes parents.

Mais bon, je ne suis qu’avec des vieux, moi. Les voisins viennent pour un petit goûter, ça fait des soirées diapo, on regarde les opéras, les opérettes à la télé, Luis Mariano, Annie Cordy, les films de cape et d’épée, Maritie et Gilbert Carpentier. On va voir des opérettes à la jumelle au théâtre de la ville… C’est ça, ma culture. J’ai eu le téléphone à 14 ans. Sinon, ma mère appelait chez la voisine, on y était tel jour à telle heure. J’avais un bain et un lavage de cheveux par semaine, dans un fond d’eau, moi en premier, puis la grand-mère et le grand-père. Sinon, c’était toilette de chat au bidet. Dès que j’avais un pet de travers, j’avais droit aux purges, ventouses, cataplasmes, à la pâte de soufre au miel. Je coupais les ongles de ma grand-mère, qui se mettait toute nue devant moi. Pendant très longtemps, j’ai eu un rapport très utilitaire au corps.

Contrairement à votre sœur, vous ne vous êtes pas rebellée ?

Je ne savais même pas que c’était possible. En plus, je m’entendais hyper bien avec eux, je rigolais beaucoup, ils étaient très originaux. Lui avait été tapissier-décorateur. Je vivais dans un décor incroyable, kitchissime, entre loge de concierge et décor d’opérette. Déjà, sur le palier, au dernier étage, il avait mis un poster de bobby anglais grandeur nature qu’il avait entouré d’une guérite avec une hallebarde, et surmontée d’un aigle napoléonien doré. Pour entrer, on frappait avec un pommeau. L’entrée, c’était une tente napoléonienne ! Et ce décor de théâtre s’étendait à toutes les pièces. Mais je ne le voyais pas. Il a fallu le regard des amis venus à l’enterrement de ma grand-mère pour que je m’en rende compte.

L’école vous change d’ambiance ?

J’adore l’école parce que c’est l’endroit où il y a des gosses de mon âge. Je développe un truc de drôlerie. C’est une bonne façon de m’intégrer. J’ai un gros décalage, quand même ! Comme j’ai besoin de l’autre, je suis très sociable, populaire comme on dit aujourd’hui. En même temps, je suis un peu la « bolosse » parce que je suis habillée comme une fille de vieux, avec les cols Claudine, les pulls qui grattent… A l’adolescence, ce sont les copines qui font mon éducation, qui me montrent les films américains indépendants, me font connaître Truffaut.

C’est de là que vient l’idée de jouer la comédie ?

A l’adolescence, je dis que je veux faire du théâtre. Je vois comme un signe prémonitoire le fait que ma chambre soit tapissée avec les chutes de moquette rouge du théâtre de la ville, dans lequel mon grand-père a travaillé. Et puis j’ai un choc artistique en voyant Notre-Dame de Paris avec Anthony Quinn en bossu, à la télé. Quand il hurle sur les toits, avec cette apparence monstrueuse qui fait qu’il n’est pas regardé, il explose les murs de l’appartement ! Le ciel s’ouvre ! Evidemment, pendant ces années d’ennui, je m’inventais beaucoup d’histoires, mais lui enclenche la machine à fantasmes. Je veux faire comme lui, pas comme les jolies potiches des films. Je me reconnais dans cet homme, je veux donner cette émotion.

Ma voie est tracée. Je joue Agnès dans L’Ecole des femmes, au Club Med, quand je vais voir ma mère. Je suis prise sur dérogation au conservatoire de Rouen, avant l’âge. A 17 ans, juste après le bac, je débarque à Paris. Mes grands-parents m’ont acheté un petit studio pour que je sache où dormir. Je viens officiellement pour faire LEA (langues étrangères appliquées) à la fac. Je ne leur ai pas dit qu’il y avait la même chose à Rouen.

Vous suivez plusieurs cours de théâtre mais les débuts sont difficiles…

Oui, je tâtonne, ça ne démarre pas facilement. Mes grands-parents subviennent à mes besoins mais j’ai des petits boulots de tout ce que je peux. Je fais de la prospection téléphonique pour le RPR, des réunions de consommateurs, je teste des médicaments, je travaille au Burger King, je suis vendeuse aux Galeries Lafayette en petite maroquinerie. Qu’est-ce que je m’ennuie, là-bas ! Sauf à Noël. Avec ma collègue, on jette des paquets cadeaux vides aux pieds des gens pour observer leurs réactions. Certains poussent le cadeau du pied jusqu’à la sortie, on pleure de rire.

Finalement, il me faut sept ans entre l’arrivée à Paris et le premier film. Ce n’est pas tant que ça. Je suis quand même la godiche qui débarque à Paris, je n’ai pas le physique, pas le mode d’emploi, pas de relations. J’ai un rapport au corps uniquement organique. Aucune conscience de moi-même, de la féminité. Je suis une énergie folle, un bulldozer. Et j’ai des désordres alimentaires énormes, je suis boulimique. Comme je n’arrive pas à me faire vomir, je suis grosse. Pas simple quand on veut être comédienne…

Je vis des humiliations terribles. Je joue dans une pièce un peu underground. A un moment donné, je suis nue. Une critique écrit « Spectacle intéressant, on ne regrettera que la présence d’une jeune actrice, Karine Viard », et elle termine par : « La mise en scène devrait faire l’économie de la cellulite. » J’en pleure, c’est d’une violence ! Personne ne croit en moi. Ma grand-mère me dit : « Je t’en supplie, arrête, deviens institutrice, tu feras du théâtre pendant les vacances. » Mais moi je crois en moi-même. Et l’intermittence vient me soutenir. Je suis devenue l’actrice que je suis grâce à ce statut d’intermittent, dont personne n’a envie de profiter. Tout le monde préfère travailler tout le temps.

Comment sortez-vous de ces troubles alimentaires ?

Je rencontre celui qui a été mon compagnon pendant vingt-cinq ans. Il me conseille de consulter. Vu là d’où je viens, ce n’est pas évident… Et je suis sauvée par ma psy. Cette femme-là me fait naître une deuxième fois, me permet d’être en couple, d’avoir des enfants. Avec elle, je comprends que je tapisse de nourriture les émotions que je ne verbalise pas. Je me sens coupable de ressentir un vide, une carence affective. Mes grands-parents m’ont tellement aimée, de quoi je me plains ? J’ai si peu d’estime de moi que je ne me donne même pas le droit de me sentir abandonnée. Je trouve des circonstances atténuantes à mes parents. Reconnaître l’abandon m’a pris vingt ans.

En 1989, vous faites vos premières apparitions à l’écran aux côtés du commissaire Maigret…

J’ai le parcours de la jeune actrice, un second rôle dans un téléfilm, puis un autre. Finalement, ce qui me sort réellement les fesses des ronces, c’est qu’à deux mois d’intervalle, je tourne dans deux films sur lesquels il y a un coup de projecteur : Tatie Danielle et Delicatessen. A partir de là, je dois dire que je n’ai plus jamais ramé. C’est quand même un facteur chance énorme ! A 27 ans, j’ai un premier rôle dans La Nage indienne, de Xavier Durringer. C’est parti. Je ne suis pas spécialement jolie mais la nouvelle génération de réalisateurs peut se reconnaître en moi. Ils se servent de ma personnalité.

Vous recevez le César de la meilleure actrice en 2000, pour « Haut les cœurs ! » (de Solveig Anspach), puis celui du meilleur second rôle en 2003, pour « Embrassez qui vous voudrez » (de Michel Blanc). C’est une période d’euphorie ?

Ma grand-mère, qui est encore en vie, me dit : « Tu n’es quand même pas Christine Lemler… » C’est l’actrice de Sous le soleil, elle vient de la région, elle a des articles longs comme le bras dans Paris-Normandie. Ça me fait rire ! Mais ma grand-mère est quand même très contente de ma réussite.

Tout en même temps, je construis mon couple, je suis regardée et aimée par un homme, ce qui ne me paraissait pas forcément possible. Je deviens mère et c’est une espèce de révélation qui donne sens à ma vie. D’un coup, je me sens inscrite dans une lignée. Avec mes enfants, je peux retricoter mon enfance, qui n’a pas été que marrante.

Vous tournez à la fois dans le cinéma populaire et les films d’auteurs, vous incarnez des rôles dramatiques aussi bien que comiques… Que préférez-vous, en fait ?

Je suis tout ça à la fois. Je déteste les clans, les familles d’acteurs, le prêt-à-penser, la phrase « ça ne se fait pas », répondre à l’injonction d’un groupe… Je ne supporte pas bien la contrainte. Je ne peux pas obéir. J’aime surprendre, évoluer dans des univers différents, côtoyer des réalisateurs diamétralement opposés. Je me vis dans ce métier comme un électron libre.

Mon enfance m’a donné une liberté de penser que je rencontre rarement. Elle me pose aussi des problèmes. Je suis un peu sans filtre. J’apprends encore aujourd’hui à être plus polie… Si tout le monde était comme moi dans la société, ce serait très difficile. J’ai une grande sauvagerie en moi, même si je suis hypersociable.

Le cinéma était particulièrement adapté à ce tempérament ?

C’est le lieu de mon épanouissement absolu. Un travail qui me permet de m’interroger sur moi-même, de me modifier, m’améliorer. Et puis au cinéma, on est très chouchouté, on vous demande si vous avez faim, froid, soif… Moi qui aie été peu choyée pendant l’enfance, j’adore ça. Le travail reste âpre. On joue des choses difficiles qui nous grignotent de temps en temps. Parfois, je me lève le matin, je sais que toute la journée je vais tourner une scène d’amour, toute nue avec un partenaire que je n’aime pas… Ou que je dois pleurer à 8 h 30 alors que je me sens sèche à l’intérieur… Il faut avoir la grâce, la disponibilité, et on ne l’a pas toujours. Il faut donc faire avec, et être suffisamment indulgent envers soi-même.

La cinquantaine venue, une actrice se voit-elle proposer moins de rôles ?

Pour l’instant, je n’ai pas à me plaindre, même s’il n’y a pas longtemps encore, on m’a proposé un rôle de femme enceinte. Franchement, ça fait pitié, comme disent les gosses ! Je vis un moment particulier, les enfants prennent leur envol, je cherche à me réinventer. J’aime si profondément mon métier que j’ai peur de vivoter après avoir connu des plaisirs fous. J’ai peur de passer les dimanches de mon enfance, de jouer la mère du héros pendant trois jours sur un tournage.

Dans « Jalouse », de David et Stéphane Foenkinos, qui sort le 8 novembre, vous interprétez justement le rôle d’une quinquagénaire en plein désarroi, au point de devenir malveillante envers sa fille…

Le scénario est brillant. On la voit très perdue, pulsionnelle, elle ne comprend pas le monde qui l’entoure. Sous couvert de comédie, ce film raconte d’autres choses. Et moi j’aime y aller à fond, assumer et donner un corps à cette malveillance, jouer l’ambivalence, ce qui, pour le coup, est vraiment mon fonds de commerce. J’adore ce genre de personnages, audacieux, peu conventionnels. Sans filtre.

Quel regard portez-vous sur la libération de la parole en cours quant au harcèlement sexuel ? Avez-vous été confrontée à de tels agissements ?

Pas dans le cinéma. D’ailleurs, je ne peux pas laisser dire que ce milieu s’y prête particulièrement. Je connais beaucoup d’actrices qui n’y ont jamais été confrontées. Tous les milieux professionnels sont concernés, c’est une affaire de position de pouvoir, ça assoit un pouvoir. Mais si on me l’avait demandé, j’aurais fait comme les autres, je serais allée au rendez-vous à l’hôtel. C’est facile de dire : « Tu vas dans une chambre d’hôtel alors ne viens pas chialer si on te met une main au cul… ».

Les femmes ont cette petite voix qui leur dit de ne pas y aller, que ce n’est pas normal, mais le harceleur les rassure, c’est là que se passent tous ses rendez-vous, et son assistante confirme. C’est son fonctionnement, il place la femme dans une position qui la fragilise, qui la fige.

Jeune, j’ai beaucoup été harcelée dans la rue, en arrivant à Paris. C’était extrêmement pénible. je pensais que c’était normal. Cette libération de la parole est une bonne chose, même si je suis un peu gênée par la délation, les comptes qui se règlent sur Internet. Je pense qu’il y aura un avant et un après. Ça va permettre aux hommes de réaliser que leur attitude n’est pas perçue comme flatteuse par les femmes, et aux femmes de réaliser qu’elles méritent mieux. Maintenant, les hommes vont être aux côtés des femmes, j’en suis tout à fait sûre.

Propos recueillis par Pascale Krémer

« Jalouse » de David Foenkinos et Stéphane Foenkinos, sort le 8 novembre sur les écrans.

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