ILLUSTRATION TIM LAHAN POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

« Mon effort pédagogique se heurte régulièrement à des ignorances et des confusions immenses : parler de langage SMS n’a pas de sens, par exemple. Ce simple code graphique soulève un problème d’évolution possible de l’écriture, mais pas un risque pour la langue française ! », confie le linguiste le plus connu de France, Alain Rey, quand on l’interroge sur la manière dont notre langage évolue avec le temps.

S’il s’emporte aussi vivement au sujet de l’écriture inclusive, c’est parce que les discussions actuelles ne sont qu’une manière de « réaliser avec naïveté que le langage ne correspond plus à notre manière de penser aujourd’hui… ». Et s’il questionne alors le besoin de remédier aux inégalités de genre « en inventant des fictions graphiques infernales, impraticables et ridicules », il reconnaît aussi que « chaque réflexion sur le langage est dans une suite de paradoxes, entre l’écrit et l’oral, la lexical et le grammatical »… On comprend vite qu’interroger les liens entre notre rapport au langage et notre vécu du temps, c’est ouvrir un vaste champ de réflexion.

Contraction généralisée

Par où commencer, dans ces conditions ? Sans doute par cette impression partagée de contraction généralisée de notre langage. « On use de nouveaux mots qui simplifient le monde, on les contracte, ou on use d’anglicismes dont le sens est déconnecté de leur signification originelle, on essaie ainsi d’aller plus vite et on modifie notre façon de parler », constate l’écrivain et ancien journaliste du Monde Robert Solé, qui décrypte chaque semaine un mot d’actualité pour Le 1. « Nous employons des milliers d’anglicismes que les Anglais ne reconnaissent pas quand on en parle : aucune prononciation n’est conforme à l’original anglo-saxon », remarque aussi Alain Rey, fasciné par l’influence des termes issus des côtes californiennes tels « slam », « rap », « hip-hop », « graph »…

Le clip de « Freestyle du dico » de Squeezy auquel Alain Rey a participé.

SQUEEZIE - FREESTYLE DU DICO (ft Bigflo & Oli)
Durée : 03:08

La linguiste Aurore Vincenti, auteur des Mots du bitume, voit, elle, dans ces nouveaux usages et ces troncations « le désir de transformer la langue, de lui faire dire d’autres choses et la faire résonner autrement, et c’est une bonne chose ! ». Un constat qui va de pair avec le temps nécessaire pour qu’un néologisme devienne courant. De quelques années, on est passé à quelques mois, puis de quelques mois à quelques jours, et maintenant, quelques minutes. « Le mot “selfie” s’est imposé comme une traînée de poudre, le changement est quasiment instantané dans les médias », remarque le rédacteur en chef des publications des éditions Le Robert, en soulignant que cette accélération, aussi incontestable soit-elle, ne concerne que la transmission, et non l’enrichissement en profondeur du français.

« Les “un instant”, “un moment”, “j’en ai pour une minute” sont une forme d’intelligence qui, à notre insu, vient bousculer la linéarité du temps. » La linguiste Aurore Vincenti

Notre rapport aux conjugaisons aussi évolue. « On touche là au fonctionnement interne de la langue, à sa temporalité avec des choses perverses comme le futur du passé », sourit Alain Rey. De fait, pas une langue, parmi les milliers qui existent, ne se passe des mots du temps, ne serait-ce que l’opposition passé-présent-futur qui construit notre image de nous-même et du monde. Selon Aurore Vincenti, ce découpage du temps dans la conjugaison est très linéaire : « La conjugaison découpe le temps avec une linéarité modérée par les modalités du temps : les “un instant”, “un moment”, “j’en ai pour une minute” sont une forme d’intelligence qui à notre insu vient bousculer cette linéarité. »

La jeune femme, également chroniqueuse pour la radio et la télévision, souligne l’art avec lequel les romanciers usent du conditionnel, du subjonctif ou du futur antérieur pour construire leur rapport à la temporalité. « Je pense à William Faulkner, qui reprend les faits a posteriori. On ne sait plus d’où il parle, se remet-il dans le passé ou dans le présent ? Avec le futur antérieur, il réinvente l’histoire du sud des États-Unis, il voit le passé esclavagiste comme un âge d’or ; sa façon de faire est subtile, mais sa réécriture au profit des esclavagistes arrive à distordre la réalité », précise-t-elle, en donnant aussi l’exemple du conditionnel, temps de la potentialité, qui permet d’évoquer toutes les possibilités de ce qui pourrait se réaliser.

Le verbe chinois, dépourvu de temps

Mais toutes les langues ne proposent pas de telles perspectives. En chinois par exemple, les notions de passé, présent et avenir ont été importées avec l’introduction du bouddhisme. « La pensée chinoise n’avait pas exprimé le besoin de dire ces choses-là. Les mots que l’on pose sur ces notions sont des mots venus d’ailleurs », explique Joël Bellassen, directeur de recherche à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). De fait, la notion de temps n’y marque pas le verbe de son empreinte. « Le verbe n’a pas de temps, on est dans l’infinitif, et on ne fournit que des repères temporels du type “moi être en Chine années 1970” », explique encore l’inspecteur honoraire de chinois au ministère de l’Éducation nationale.

Chose relativement différente pour nous : le temps s’y exprime à travers l’espace. « La langue chinoise est peu portée vers le temporel, elle a une propension vers ce qui relève du spatial : le mois dernier est le mois d’en haut, le mois prochain le mois du dessous. Si on continue une action, on en parle avec la notion de descente car le futur va du haut vers le bas », explique encore le professeur, en soulignant que l’expérience passe ainsi par le fait de « traverser » quelque chose. Comment les chinois expriment-ils le passé ? Avec une notion d’accompli contenue dans le suffixe « le », qui peut aussi exprimer un accompli dans le futur. Quant au caractère qui renvoie à la notion de temps, « shi », il se compose du soleil, de la main et de l’élément qui figure une jeune pousse. « Il y a de fortes chances pour que ce caractère central renvoie à ce qui rythme le temps depuis toujours – les saisons –, et donc à ce que l’on fait pousser », remarque Joël Bellassen, convaincu de l’empreinte de ce caractère sur la pensée chinoise, dont le penchant visuel serait le pendant de notre penchant verbal et auditif.

Instinct de préservation

Il demeure néanmoins que les écrits savent traverser un temps que notre lecture vient réactualiser en permanence, aussi passé soit-il. « Il y a comme une rupture temporelle, le texte agit sur moi comme s’il venait d’être écrit, on peut appliquer des modulations, on peut le réactualiser, il y a un rattrapage », témoigne Aurore Vincenti, « alors que la parole s’ancre dans le flux temporel et porte en elle une dimension irrécupérable qui acte de ce qui vient d’être dit ».

« Le passage d’une écriture graphique spontanée au fait de pianoter sur un écran ou ordinateur est un changement aussi grand que l’invention des instruments à clavier. » Alain Rey

D’ailleurs, relève Alain Rey, on n’a aucune idée de la manière dont parlaient les hommes au néolithique. « Même l’égyptien ancien reste un inconnu dans sa formulation orale », note le linguiste, qui souligne également la capacité des langues à vivre plusieurs oralités dans un même temps. « Quand plusieurs langues sont en confrontation les unes par rapport aux autres dans un pays, il y a un instinct de préservation, voire une revendication identitaire qui poussent à la rigueur et la précision dans l’usage de certaines formulations. Certains Africains ou Québécois ont un français plus châtié et plus beau que certains Français de la Métropole, c’est un vrai combat politique pour préserver une identité double ! » note-t-il, en soulignant qu’Auguste Comte, déjà, différenciait l’écriture comme une fille de la danse et la parole oralisée comme la fille du chant.

Nos langues ne seraient donc qu’un cliché pris à un instant donné dont la représentation du réel serait insérée dans une manière de représenter le temps. Problème : le numérique, qui pour certains nous coupera de l’écriture manuscrite dans quelques années, risque de nous faire perdre le rapport physique à l’écriture. « On compare le numérique à l’imprimerie, mais c’est plus profond comme mutation. L’imprimerie a permis d’améliorer techniquement un procédé existant alors que le passage d’une écriture graphique spontanée au fait de pianoter sur un écran ou ordinateur est un changement aussi grand que l’invention des instruments à clavier », s’inquiète Alain Rey, qui n’imagine pas un poète écrire sans stylo ni papier… Et Joël Bellassen de rappeler cette citation de Confucius : « Je ne sais pas ce qu’est la vie sous nos yeux, comment saurais-je ce qu’est la mort »…