L’image a fait le tour des réseaux sociaux et des médias. On y voit un homme enjamber le portail d’une propriété privée et donner des coups de fouet à un cerf épuisé, réfugié dans un jardin. Il finira par l’achever de deux tirs de fusil, avant que des chasseurs viennent évacuer la dépouille. Cela, devant une assemblée de riverains médusés et outrés, et en présence de gendarmes. L’animal était traqué par un équipage de chasse à courre, jusqu’à ce qu’il débouche à Lacroix-Saint-Ouen, une petite commune de l’Oise, à l’orée de la forêt de Compiègne.

L’affaire, survenue le 21 octobre, a provoqué l’émoi de l’opinion publique ; elle continue, dix jours plus tard, de susciter de vives réactions. Le 28 octobre, près de cinq cents personnes se sont rassemblées à Saint-Jean-aux-Bois pour réclamer l’abolition de la chasse à courre (ou vénerie).

Plusieurs pétitions ont également été lancées ; l’une, adressée au maire de Lacroix-Saint-Ouen, a recueilli 175 000 signatures, tandis qu’une autre, émanant de la Fondation 30 Millions d’amis, et forte de 94 000 noms, appelle le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, à interdire une « pratique barbare et extrêmement cruelle pour les animaux ».

Plainte de la SPA

Ce sont sur ces fondements que la Société protectrice des animaux (SPA) a déposé une plainte au tribunal de grande instance de Compiègne, lundi 30 octobre, pour « sévices graves et acte de cruauté » — un délit passible de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Elle vise le maître d’équipage, Alain Drach — fils de la baronne Monique de Rothschild —, la société de vénerie qui a encadré cette opération et « toute autre personne ou toute autorité ayant permis ou facilité ce massacre ».

« Poursuivre un animal à cheval et avec des chiens jusqu’à l’épuisement pour, ensuite, le tuer à l’arme blanche, afin de se divertir, est une pratique sadique », juge Eric Gaftarnik, avocat au barreau de Paris et secrétaire général de la SPA, qui demande l’interdiction de la chasse à courre en France, comme l’ont fait l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Belgique.

Pour l’association, cette affaire « cumule les infractions » : « Les chasseurs ont pénétré dans une propriété privée sans y être autorisés, et alors que le maire avait pris un arrêté interdisant la chasse à courre sur son territoire, dit l’avocat. Ils ne peuvent pas invoquer le droit de suite puisque le cerf n’était ni blessé ni mourant. »

L’Office national de la chasse et de la faune sauvage rappelle que la chasse est interdite dans une propriété privée sans l’accord du propriétaire. Sauf si le gibier est « mortellement blessé », et dans ce cas, le chasseur est autorisé à l’achever, ce que l’on nomme le « droit de suite ».

Un cerf abattu dans un jardin à La Croix Saint-Ouen !
Durée : 02:51

L’accord de la propriétaire en question

La société de vénerie récuse toute infraction : « Les chiens n’ont pas quitté le territoire de la forêt domaniale, la gendarmerie a été prévenue et après avoir contacté par téléphone la propriétaire, absente au moment des faits, les gendarmes ont décidé de faire tirer l’animal, qui devenait agressif », explique son président, Pierre de Boisguilbert.

A la suite des déclarations de l’habitante, sur France 3, assurant « ne pas avoir donné [son] autorisation pour tuer le cerf », les gendarmes ont reconnu, dans 20 Minutes, qu’il y a « peut-être eu ambiguïté sur ce qu’impliquait potentiellement le droit de suite ».

A l’issue d’une enquête interne, la société de vénerie a néanmoins condamné l’équipage à annuler toutes ses chasses pendant un mois et a suspendu Alain Drach de ses fonctions de maître d’équipage jusqu’à la fin de la saison.

« Ce genre d’incident ne doit pas arriver. Cela nuit à l’image de la vénerie. L’équipage aurait dû prendre des dispositions pour éviter que la chasse ne s’approche d’une zone habitée », dit Pierre de Boisguilbert, qui dénonce toutefois la campagne de diffamation, « avec de nombreuses menaces de mort », dont fait l’objet Alain Drach.

La procureure du tribunal de Compiègne, Virginie Girard, a désormais trois mois pour ouvrir une procédure – ce qui n’a pas encore été fait, contrairement à des déclarations dans la presse – ou classer l’affaire sans suite. « En l’état, je vois davantage une question de police administrative que judiciaire. Je ne vois pas très bien en quoi une infraction pourrait être relevée, dit la procureure. Mais cette question n’est pas du tout tranchée. »

Dix-huit mille chasses à courre par an

Un cerf tué lors d’une chasse à courre dans la forêt d’Amboise, en Indre-et-Loire, en 2012. / ALAIN JOCARD / AFP

En France, quatre cents équipages pratiquent la chasse à courre dans soixante-dix départements, deux jours par semaine pendant la saison (du 15 septembre au 31 mars), soit dix-huit mille chasses par an. Ces unités sont spécialisées sur un animal, parmi six espèces : cerfs, chevreuils, sangliers, lièvres, lapins et renards. Les trente-sept équipages français chassant le cerf sont constitués de trente à cinquante « boutons », c’est-à-dire des membres, et d’une centaine de chiens.

Malgré les consignes de la société de vénerie, les incidents comme celui de Lacroix-Saint-Ouen sont loin d’être isolés. « Les gens qui habitent au milieu de la forêt, ou s’y baladent, voient régulièrement des cerfs se réfugier dans des jardins et les veneurs les tirer devant les riverains. Nous avons de plus en plus de problèmes avec les chasseurs », témoigne Stéphane Mercier, membre du collectif Abolissons la vénerie aujourd’hui (AVA), installé en Picardie.

« Aristocratie de la chasse »

Pourquoi cet incident en particulier a-t-il suscité un tel scandale, quand deux à trois mille animaux sont tués chaque année par la chasse à courre et trente millions par la chasse tout court ? « La grande différence, c’est que des membres de notre collectif étaient là pour filmer la scène », dit M. Mercier. L’objectif d’AVA, créé en janvier, est justement de former des petits groupes pour qu’ils puissent « agir de manière autonome » dans les forêts domaniales afin de « gêner au maximum » les chasses à courre.

La vidéo et les photographies sont devenues virales après que l’humoriste et défenseur de la cause animale Rémi Gaillard s’en est fait l’écho sur les réseaux sociaux. L’information a alors pris une dimension nationale. « Dans un contexte de sensibilisation accrue à la cause animale, les internautes découvrent alors une réalité jusque-là abstraite : la manière dont meurent des animaux lors de ce type de chasse, qui a en outre tout pour paraître antipathique », analyse la philosophe et spécialiste de la question animale Florence Burgat.

Une chasse à courre dans la forêt d’Amboise, en Indre-et-Loire, en 2013. / ALAIN JOCARD / AFP

Car au-delà des arguments animalistes, et de sécurité pour les riverains, c’est l’image véhiculée par la chasse à courre qui dérange. « Les gens, ici, n’en peuvent plus des veneurs qui nous intimident à coup de fouet, ou qui nous poussent à nous mettre sur le bas-côté des routes lorsqu’ils passent à cheval, témoigne Stéphane Mercier. Il y a un sentiment d’arrogance et de toute-puissance de leur part qui n’est plus accepté. »

« C’est une pratique d’un autre temps, qui n’a plus sa place dans une société dite civilisée. Le fait qu’elle soit exercée par des gens le plus souvent fortunés, une sorte d’aristocratie de la chasse, qui se prévalent de certains droits, exacerbe la situation, complète Jean-Marc Neumann, juriste et vice-président de la fondation Droit animal, éthique et sciences. Mais le problème est surtout juridique : il faut légiférer pour interdire cette pratique, et de manière générale, la privatisation de l’espace public par une poignée de chasseurs. »