LES CHOIX DE LA MATINALE

Au menu cette semaine, des fragments de souvenirs de Joyce Carol Oates, une biographie d’Homère, des lettres d’Emma Reyes et le roman d’une villa de la Riviera.

MÉMOIRES. « Paysage perdu », de Joyce Carol Oates

Dans le « filet déchiré » de la mémoire, Joyce Carol Oates, 79 ans, remonte des instants épars. Il y a ses premiers souvenirs : lorsque la petite fille découvre, émerveillée, la bibliothèque locale avec sa grand-mère hongroise ; lorsqu’elle s’immerge dans Alice au pays des merveilles ; ou plus tard, à 14 ans, lorsqu’elle étrenne sa première machine à écrire.

Viennent ensuite d’autres moments qu’elle retrouve comme des débris sur une plage : un incendie chez des voisins, des phares mystérieux s’éloignant dans la nuit, la première fois qu’elle voit un homme pleurer…

Ni roman ni récit, Paysage perdu prend la forme d’une collection de scènes, souvent minuscules, à peine palpables, mais signifiantes, émouvantes, opaques, chaotiques, impénétrables. La forme la plus appropriée, peut-être, pour rendre compte le plus fidèlement d’une vie humaine ? La matière la plus fascinante, en tout cas, pour piquer l’imagination d’une très grande écrivaine. Florence Noiville

PHILIPPE REY

« Paysage perdu » (The Lost Landscape. A Writer’s Coming of Age), de Joyce Carol Oates, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, Philippe Rey, 432 pages, 24 €.

BIOGRAPHIE. « Homère », de Pierre Judet de La Combe

Une biographie d’Homère ? Impossible, diront les esprits chagrins ! Comment parler d’un auteur qui ne signe pas son œuvre et ne dit jamais rien de lui-même ? Qui, suspecte-t-on, ne serait que le prête-nom d’un collectif anonyme de poètes ?

En grand philologue et traducteur renommé, Pierre Judet de La Combe relève le défi dans un essai passionnant. A partir des multiples vies du poète que l’Antiquité nous a léguées, il met au jour, sous le nom d’Homère, l’existence d’un mythe poétique très ancien, remontant probablement à la composition des épopées elles-mêmes, au VIIIe siècle av. J.-C. S’y dessine la figure d’un être faible, aveugle, sans origine certaine, errant dans toute la Grèce, comme s’il fallait que l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée ne fût d’aucun lieu véritable pour assurer à l’œuvre son universalité. Vincent Azoulay

GALLIMARD

« Homère », de Pierre Judet de la Combe, Folio, « Biographies », inédit, 368 pages, 9,30 €.

MÉMOIRES. « Lettres de mon enfance », d’Emma Reyes

La vie de l’artiste colombienne Emma Reyes (1919-2003) fut, à bien des égards, extraordinaire. Elle l’a commentée dans une série de lettres, écrites entre 1969 et 1997, au diplomate et critique German Arciniegas. Publiées en Colombie en 2012, les vingt-trois Lettres de mon enfance racontent, avec une force narrative incandescente, la jeunesse chaotique de cette femme qui, devenue peintre et conteuse, fut proche de Diego Rivera et de Frida Kahlo, ainsi qu’une figure importante de la scène artistique colombienne en exil à Paris.

Tout le talent littéraire d’Emma Reyes, dans ce livre qui tient autant des Malheurs de Sophie que des romans de Dickens, toute sa puissance, aussi, résident dans la simplicité et la candeur avec lesquelles elle dépeint une jeunesse marquée par le manque d’amour, la misère et la violence. A hauteur d’enfant, mais avec la distance de l’adulte qui contemplerait ses traumatismes à travers le cadre d’une photographie accrochée au mur. Ariane Singer

PAUVERT

« Lettres de mon enfance » (Memoria por correspondencia), d’Emma Reyes, traduit de l’espagnol (Colombie) par Alexandra Carrasco, Pauvert, 250 pages, 19 €.

ROMAN. « Tout un monde lointain », de Célia Houdart

C’est une maison de bord de mer sur la Côte d’Azur. La bâtisse, construite en L, sur pilotis, est un des fleurons du modernisme 1920-1930. Elle a été conçue par la designer et architecte Eileen Gray et par son compagnon, Jean Badovici. La villa, baptisée « E-1027 », est au cœur de Tout un monde lointain. A la fois décor et personnage, reflet des âmes, creuset des mémoires, boîte à rêves.

Nous sommes à la fin des années 1990. Le propriétaire des lieux est mort, assassiné dans des circonstances troubles. Et sa succession traîne. Laissée à l’abandon, la villa est délabrée. Elle n’est qu’une coquille tristement vide. Une femme, pourtant, veille toujours sur l’endroit. Tous les jours, Gréco passe en voisine, sans jamais entrer. Elle attend. Bien décidée, dès que cela sera possible, à l’acheter. Pour l’habiter. En faire sa demeure.

Tout un monde lointain tient son titre d’un poème de Baudelaire, La Chevelure. Quatre mots d’un vers repris aussi par Henri Dutilleux pour nommer son concerto pour violoncelle. Célia Houdart ne cesse d’émailler ses textes de coïncidences, de petits rapprochements… Ils sont nombreux ici, ils foisonnent, formant une sarabande de signes. Le lien qui unit Gréco à la maison s’illustre ainsi de personnalités, d’anecdotes, qui racontent, au gré d’un nom échappé, d’une œuvre ou d’une autre, toute une histoire de la modernité dans l’art au XXe siècle. Xavier Houssin

P.O.L

« Tout un monde lointain », de Célia Houdart, POL, 208 pages, 14 €.