Le comic book américain est-il soluble dans la bande dessinée européenne, et réciproquement ? La question ne date pas d’hier, mais la voilà posée sous un jour nouveau avec le projet éditorial lancé, jeudi 2 et vendredi 3 novembre, par l’éditeur franco-belge Dargaud et son homologue américain DC Comics : la sortie quasi-simultanée, en Europe francophone (France, Suisse, Belgique) et aux Etats-Unis, d’un épisode de Batman dont la réalisation complète – scénario et dessin – a été confiée à un auteur originaire du Vieux continent, l’Italien Enrico Marini.

Batman, The Dark Prince Charming. Enrico Marini. DC/Dargaud

Né en 1969, celui-ci est le créateur de plusieurs séries à succès, comme Rapaces (scénario Jean Dufaux), les Aigles de Rome ou Le Scorpion (scénario Stephen Desberg). Son style réaliste flamboyant et son art de la mise en scène faisaient de lui, « naturellement », un dessinateur potentiel du Chevalier noir. S’il n’est pas le premier non-Américain à s’emparer du personnage, Marini inaugure en revanche une nouvelle façon de faire à travers cette carte blanche, dont le but est de toucher un public des deux côtés de l’Atlantique à partir d’une histoire entièrement conçue en Europe.

Prévu en deux volumes, The Dark Prince Charming recycle une idée déjà utilisée dans la série : la paternité de Bruce Wayne. En 2006, le scénariste Grant Morrison avait déjà inventé un garçon, prénommé Damian, né d’une brève liaison avec Talia al Ghul, la fille d’un de ses pires ennemis. Wayne découvre ici l’existence d’Alina, 8 ans, par le biais d’une action en paternité intentée contre lui par une ancienne serveuse. Celle-ci lui réclame 100 millions de dollars de pension alimentaire. L’héritier milliardaire nie être le père. Ce qui ne l’empêche pas d’enfiler promptement son costume de justicier en apprenant que la fillette a été kidnappée par le Joker…

Batman, The Dark Prince Charming. Enrico Marini. DC/Dargaud

L’origine du projet remonte à trois ans environ. « Je dînais avec François Pernot, le directeur général de Dargaud-Lombard, propriété du groupe Média Participation, qui possède également Urban Comics, le détenteur des droits en France de DC Comics, raconte Enrico Marini. J’ai plaisanté en disant que j’aimerais bien, un jour, dessiner une histoire de Batman, qui est un des grands héros de ma jeunesse. Ce n’était bien sûr qu’une blague, par le simple fait que je croulais sous le travail, à l’époque. »

Quelques mois plus tard, les deux hommes se revoient au festival international de la bande dessinée d’Angoulême. François Pernot a entre-temps échangé avec Jim Lee, le coéditeur de la branche DC Entertainment (et ancien dessinateur lui-même). Le reste sera une suite de courriels, de coups de téléphone, de rencontres. « La seule chose que j’ai demandée à DC était de pouvoir écrire ma propre histoire, sans l’aide d’un scénariste extérieur, poursuit le dessinateur. Je voulais voir si j’en étais capable. J’ai envoyé un premier script en me disant qu’on me demanderait sans doute d’apporter des modifications. Ce qui ne fut pas le cas. »

Batman, The Dark Prince Charming. Enrico Marini. DC/Dargaud

Marini a grandi avec Batman et Spider-Man dont les aventures remplissaient les pages des illustrés de son enfance, en Italie. Cette familiarité avec l’univers des superhéros a été décisive dans la décision de DC de lui confier, l’instant d’un épisode, les clés de la série créée par Bob Kane et Bill Finger en 1939. « Nous avons vite compris qu’il aimait Batman et qu’il connaissait tout de son univers, raison pour laquelle nous n’avons pas eu besoin de lui imposer un cahier des charges, explique Jim Lee, lors d’un passage à Paris. Enrico [Marini], par ailleurs, n’est pas le genre d’artiste à qui on passe commande de quelque chose. Notre rôle fut surtout de créer un climat de confiance autour de lui. »

S’il est réducteur de voir une touche « européenne » dans le choix narratif de l’Italien, le fait est que celui-ci a opté pour un récit relativement intimiste, qui montre un Wayne/Batman torturé, devant faire face aux zones d’ombre de son passé et à ses propres contradictions. « Je ne voulais pas écrire une histoire où Batman sauverait le monde, avec des buildings qui s’effondrent et des aliens qui débarquent. Cela a été fait de nombreuses fois, et de très belle façon », souligne Enrico Marini, dont l’idée initiale fut d’imaginer l’existence d’un enfant dont Batman et le Joker se seraient disputé la paternité.

Batman, The Dark Prince Charming. Enrico Marini. DC/Dargaud

Mené tambour battant grâce à un découpage très cinématographique, ce premier tome du Dark Prince Charming n’oublie pas pour autant les traits d’humour et les clins d’œil à destination des fans. On y voit le commissaire Gordon vapoter, le majordome Alfred écouter aux portes et le Joker parler plusieurs langues. Sa Gotham City ressemble pour beaucoup à celle d’Anton Furst, le décorateur des films de Tim Burton (Batman, 1989 ; Batman Returns, 1992), qui fut lui-même influencé par l’architecte allemand Albert Speer. A la manière de Frank Miller dans Batman : Dark Night, Marini fait usage, également, du procédé de la voix interne, afin de mieux pénétrer la psyché de son héros.

La présence, enfin, aux côtés du Joker, de sbires armés portant des masques de clown rappellera bien des choses aux lecteurs d’Akira, le chef-d’œuvre de Katsuhiro Otomo. Y voir une tentative de se concilier les lecteurs de manga, en plus des lecteurs de comics et de bande dessinée européenne, serait aller vite en besogne toutefois. « Je n’ai pas cherché à faire allusion à Akira, clame de bonne foi Enrico Marini. C’est seulement au moment de dessiner cette séquence que je me suis dit : “Oh mince, cela a déjà été fait.” »

Batman, The Dark Prince Charming. Enrico Marini. DC/Dargaud

Batman, The Dark Prince Charming, tomes I et II, par Enrico Marini (Dargaud/DC, 72 pages, 14,99 €).