« Le malaise qu’exprime Patrick Modiano, dès qu’il met un pied sur un plateau, suscite à chaque fois une forme de ravissement ». (Photo : capture d’écran de l’émission « La Grande Librairie » sur France 5 jeudi 2 novembre). / FRANCE TELEVISIONS

Replay. Oui, c’est une drôle de journée. Elle est d’ailleurs plus étrange et pénible que drôle. Ou si elle est drôle, cela correspond plus au sens de « dérangé », comme lorsque l’on dit de quelqu’un qu’« il est drôle ». Oui, c’est une journée dérangée.

Depuis le matin, nous étions devant notre écran, tendu, aux aguets, dans l’attente du verdict dans le procès d’Abdelkader Merah, le frère du protagoniste du premier attentat djihadiste moderne sur le sol français, qui a assassiné sept personnes, dont trois enfants, en mars 2012. Nous étions incapable de nous concentrer sur un autre sujet, et passions d’une chaîne d’info continue à l’autre. La même information revenait en boucle : la décision était imminente.

Quand celle-ci est enfin tombée peu avant 19 heures – Merah condamné à vingt ans de prison, coupable d’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, mais pas complice des tueries – nous avons vu l’océan se séparer en deux. D’un côté l’image de la douleur incarnée, Latifa Ibn Ziaten, mère d’une victime, disant à propos des juges : « Ils n’ont pas été jusqu’au bout », et, de l’autre, celle d’un Polyphème triste accompagné de ses deux échansons, l’avocat Eric Dupond-Moretti, défenseur de Merah qui était soulagé que la justice ait « résisté à la pression de l’opinion publique ».

Ode à la fragilité

Etait-ce un match nul ? Dominique Verdeilhan, spécialiste justice de France 2, résume la situation à sa manière : « La cour a fait du droit, avant de faire de l’émotion. » N’empêche, devant notre écran nous nous sentions poisseux. Il était urgent de se changer les idées, quand, soudain, a surgi sur France 5, invité de « La Grande Librairie », l’écrivain de la Rue des boutiques obscures et des Souvenirs dormants. Une ambiance à la fois trouble et ouatée nous enveloppe.

Patrick Modiano est rare à la télévision. S’il est venu, c’est par pure politesse, c’est parce qu’on lui a dit qu’il fallait qu’il y aille. Mais le malaise qu’il exprime, dès qu’il met un pied sur un plateau, suscite à chaque fois une forme de ravissement. C’était déjà vrai, il y a plus de trente ans, à « Apostrophes ».

Chaque téléspectateur peut presque toucher du doigt le supplice auquel il s’expose. Même chez un dentiste, le prix Nobel de littérature terminerait plus facilement ces phrases. L’homme parle aussi en faisant de grands moulinets avec ses mains et regarde fixement un point qui vous dépasse.

Si Patrick Modiano est devenu écrivain, c’est qu’il ne pouvait pas devenir musicien. Son hôte, l’animateur François Busnel, se plie en quatre et fait jouer du Chopin pour le détendre. « Oui, c’est… » dit, à cinq reprises, l’écrivain pris dans l’émotion et le vertige de la musique. Mais on ne sera jamais ce qu’il veut dire. Ce n’est d’ailleurs pas grave, car cette ode à la fragilité que constitue la conversation de Patrick Modiano permet de dénouer cette étrange journée dérangée.