« Paradise Papers » : ce que révèlent les nouvelles fuites de documents secrets
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C’est un nouveau coup de projecteur sur l’opacité de la finance mondiale. Les 13,5 millions de documents étudiés pendant un an par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, révèlent notamment les structures complexes utilisées par la Couronne britannique et par l’entourage de chefs d’Etat, comme celui de Donald Trump, aux Etats-Unis, et de Justin Trudeau, au Canada.

Les « Paradise Papers » en 3 points

Les « Paradise Papers » désignent la nouvelle enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, soit 400 journalistes de 67 pays. Ces révélations s’appuient sur une fuite de documents initialement transmis, en 2016, au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung par une source anonyme.

Cette nouvelle enquête permet de lever le voile sur les mécanismes sophistiqués d’optimisation fiscale dont profitent les multinationales et les grandes fortunes mondiales.

Les « Paradise Papers » sont composés de trois ensembles de données, qui représentent au total près de 13,5 millions de documents :

  • 6,8 millions de documents internes du cabinet international d’avocats Appleby, basé aux Bermudes mais présent dans une dizaine de paradis fiscaux.
  • 566 000 documents internes du cabinet Asiaciti Trust, installé à Singapour.
  • 6,2 millions de documents issus des registres confidentiels des sociétés de dix-neuf paradis fiscaux : Antigua-et-Barbuda, Aruba, Bahamas, Barbades, Bermudes, Dominique, Grenade, îles Caïman, îles Cook, îles Marshall, Labuan, Liban, Malte, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Samoa, Trinité-et-Tobago, Vanuatu.
  • Les placements offshore d’Elisabeth II, reine d’Angleterre

Pour la première fois, des documents prouvent que la reine d’Angleterre, Elisabeth II, a détenu — et détient encore — des intérêts dans plusieurs fonds d’investissement dans des paradis fiscaux. L’une des plus grandes fortunes du monde, via le duché de Lancastre, a notamment effectué un investissement de 7,5 millions de livres (8,4 millions d’euros) en 2005 dans le Dover Street VI Cayman Fund LP, une structure des îles Caïmans, qui est allée nourrir un autre fonds américain, qui a lui-même investi dans des sociétés de capital-risque du monde entier. Le directeur financier du duché de Lancastre a assuré n’en avoir dégagé aucun avantage fiscal.

Egalement gênant pour la Couronne britannique : la participation du même duché de Lancastre dans la controversée société BrightHouse, une chaîne de 270 magasins britanniques d’électroménager, accusée d’exploiter des milliers de familles pauvres et de personnes vulnérables. L’entreprise, qui a toujours nié ces accusations, s’est aussi distinguée pour avoir minimisé le montant de ses impôts en accordant un prêt important à une holding luxembourgeoise. La Couronne assure ne pas être au courant de cette participation, réalisée au travers d’un fonds d’investissement — illustrant l’opacité du fonctionnement de ces structures. Quoi qu’il en soit, ces révélations ne peuvent que relancer le débat sur le devoir de transparence de la famille royale.

  • Soupçons de conflit d’intérêts, liens avec la Russie : révélations sur Wilbur Ross, secrétaire d’Etat au commerce américain

Wilbur Ross, secrétaire d’Etat américain au commerce, le 25 octobre 2017 à New York. / BRENDAN MCDERMID / REUTERS

C’est l’un des hommes les plus puissants de l’administration Trump. Le secrétaire d’Etat au commerce, Wilbur Ross, a fait fortune en rachetant des groupes sidérurgiques en difficulté — il est connu sous le nom de « roi de la faillite ». S’il a dû céder quatre-vingts de ses sociétés (dont une grande partie dans des paradis fiscaux) lors de sa nomination au gouvernement, il en a secrètement conservé neuf, établies dans des paradis fiscaux comme les îles Caïmans ou les îles Marshall. L’une d’elles, Navigator Holdings Ltd, spécialisée dans le fret maritime, lui permet notamment de gagner plusieurs millions de dollars chaque année et vient directement concurrencer des entreprises de transport américaines, ce qui place Wilbur Ross en situation de possible conflit d’intérêts. Par ailleurs, cette société est en relation étroite avec des groupes russes appartenant à des oligarques visés par des sanctions américaines après l’invasion russe de la Crimée en 2014. Des liens qui renforcent les soupçons de collusion entre la campagne présidentielle — et désormais l’administration — de M. Trump et la Russie.

Lire l’enquête en intégralité (édition abonnés) : Le business caché du ministre du commerce de Trump avec des proches de Poutine
  • L’entourage de Trump, une galaxie de sociétés offshore

Au-delà de Wilbur Ross, les « Paradise Papers » révèlent la galaxie de sociétés offshore de proches de Donald Trump. Le secrétaire d’Etat (équivalent du ministre des affaires étrangères), Rex Tillerson, a ainsi été administrateur d’une société enregistrée aux Bermudes pour exploiter du pétrole au Yémen, lorsqu’il travaillait pour ExxonMobil (qu’il a dirigé de 2006 à 2016). Le conseiller économique de la Maison Blanche Gary Cohn a été à la tête de vingt sociétés établies aux Bermudes et affiliées à Goldman Sachs entre 2002 et 2006, pour une valeur estimée à 37,7 milliards de dollars en 2009.

Plusieurs grands donateurs du Parti républicain illustrent le recours très fréquent à des sociétés offshore dans l’économie américaine, comme Charles et David Koch, industriels milliardaires qui avaient monté, avec l’aide du cabinet Appleby, un système complexe de sociétés écrans pour réduire leurs impôts, ou bien Stephen Schwarzman, qui a présidé le conseil économique de Donald Trump (dissous en août 2017) et qui faisait lui aussi diminuer ses impôts grâce à des sociétés au Luxembourg et à Jersey. Ces exemples illustrent la maîtrise parfaite d’un art de la finance offshore qui ignore les frontières, méprise les impôts et s’agace des réglementations. Pas de quoi choquer Donald Trump, qui se flattait, pendant la campagne présidentielle, de son « intelligence » à faire en sorte de ne plus payer d’impôts fédéraux depuis une vingtaine d’années, et qui a créé près de quatre cents sociétés dans l’Etat du Delaware, le paradis fiscal « maison » des Etats-Unis, et dans des centres financiers offshore.

  • Au Canada, l’un des plus proches conseillers de Trudeau investi dans une structure des îles Caïmans

Le jeune premier ministre canadien, Justin Trudeau, a fait de la lutte contre les paradis fiscaux une de ses priorités. Mais l’un de ses plus proches conseillers, Stephen Bronfman, qui l’a grandement aidé à remporter les élections législatives de 2015 en collectant plus de 27 millions de dollars (23,2 millions d’euros) — record dans l’histoire du Parti libéral — est lui-même impliqué dans un paradis fiscal. D’après les documents confidentiels des « Paradise Papers », Stephen Brofman et sa société Claridge se sont activement investis et impliqués dans une structure financière opaque des îles Caïmans, le Kolber Trust, un trust (définition) de 60 millions de dollars (52 millions d’euros) qui pourrait avoir soustrait aux caisses fédérales des sommes colossales en impayés d’impôt.

Cette situation reflète la part très importante des investissements canadiens à l’étranger dans des paradis fiscaux : selon l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC), les stocks d’actifs canadiens dans les sept principaux paradis fiscaux ont été multipliés par 37,6 entre 1987 et 2014, alors que le PIB canadien triplait pendant la même période. Trois de ces pays à la fiscalité avantageuse en ont le plus profité : les îles Caïmans (+ 15 540 %), la Barbade (+ 14 252 %) et le Luxembourg (+ 9 509 %). Bien que les autorités clament vouloir lutter activement contre ces pratiques, ces dernières, qui datent de l’après-guerre, perdurent largement. Entre 1999 et 2013, une demi-douzaine de projets de loi ont été déposés pour limiter ou mettre un terme à l’évitement fiscal. Ils ont tous échoué.

Explications en édition abonnés : Le Canada, l’autre pays de l’offshore
  • Le discret investissement russe dans Facebook et Twitter

Les « Paradise Papers » montrent également comment des structures proches du pouvoir russe ont investi dans les réseaux sociaux Facebook et Twitter en 2011 et en 2012, en passant par le fonds d’investissement d’un milliardaire, Youri Milner. VTB, la deuxième plus grosse banque de Russie, et dont le président est un proche de Vladimir Poutine, a fait passer discrètement 191 millions de dollars (164 millions d’euros) dans DST Global pour prendre une participation dans Twitter. Concernant Facebook, c’est une filiale du groupe russe Gazprom, également dans les mains du pouvoir russe, qui a investi des montants importants dans une société offshore qui a elle-même participé, avec DST Global, à un investissement dans le réseau social. M. Milner assure que les investissements de sa société ont toujours été fondés sur des critères commerciaux, totalement éloignés des sphères politiques.