Eric Vuillard. / JOËL SAGET/AFP

Le prix Goncourt a été attribué à Eric Vuillard pour L’Ordre du jour (Actes Sud, 160 p., 16 euros), lundi 6 novembre. Etaient également en lice Tiens ferme ta couronne, de Yannick Haenel (Gallimard, « L’Infini », 352 p., 20 euros), Bakhita, de Véronique Olmi (Albin Michel, 464 p., 22,90 euros), et L’Art de perdre, d’Alice Zeniter (Flammarion, 512 p., 22 euros).

Annoncé dans la foulée, également au restaurant parisien Drouant, le prix Renaudot est revenu à Olivier Guez pour La Disparition de Josef Mengele.

Dans la course au Goncourt, L’Ordre du jour faisait figure d’outsider absolu : il est paru au printemps, en mai, et non durant la rentrée littéraire (le dernier roman primé dans cette configuration est Confidence pour confidence, de Paule Constant, Gallimard, 1998) ; ce n’est pas un roman mais, à l’instar de tous les livres d’Eric Vuillard, un « récit » (Le Royaume, d’Emmanuel Carrère, POL, 2014, avait par exemple été écarté de la sélection du Goncourt parce qu’il ne relevait pas du roman). Enfin, ce texte est publié par la maison que dirigeait encore récemment la ministre de la culture, Françoise Nyssen ; ce qui semblait, aux yeux des observateurs, rendre impossible un couronnement d’un livre Actes Sud cette année.

La force de ce court texte a visiblement balayé toutes ces préventions et règles semi-tacites. L’Ordre du jour est un livre d’une puissance sidérante dans sa simplicité. La méthode Vuillard est toujours la même : se saisir d’un événement bien connu (L’Ordre du jour est par exemple paru quelques mois après 14 juillet, Actes Sud, 2016, sur la Révolution française) et en exposer le tragique en même temps que le grotesque, la place de ce moment dans l’histoire autant que la part de contingence qui y a mené. La dernière phrase de L’Ordre du jour assène, manière de mise en garde : « On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi. » C’est ce terrible mélange que met en évidence, avec précision et ironie, ce livre consacré à l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, en 1938.

Vaudevillesques réunions

En réalité, le récit s’ouvre cinq ans plus tôt, le 20 février 1933. Vingt-quatre dirigeants des plus importantes entreprises allemandes – Krupp, Opel, Siemens… –, reçus par Hermann Göring et Adolf Hitler, devenu chancelier un mois plus tôt, sont exhortés fermement à financer la campagne du parti nazi pour les législatives. Ils s’exécuteront sans broncher – « Et ils se tiennent là, impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer », note Vuillard. Le fait est, comme le rappellera l’auteur à la fin du texte, que ces entreprises n’auront guère à se plaindre des effets du nazisme et de la deuxième guerre mondiale sur leurs affaires – elles traîneront en revanche la patte au moment d’indemniser les victimes du nazisme qu’elles auront exploitées.

Ce préambule, qui donne une idée précise de la veulerie à laquelle ne cessera de se confronter le nazisme au pouvoir, de « l’aspect poisseux des combinaisons et de l’imposture qui font l’histoire », une fois passé, le récit en vient au 12 mars 1938. Aux vaudevillesques réunions qui précédèrent ce jour et qui, aussi grotesques qu’elles fussent, précipitèrent le monde vers la catastrophe ; aux pressions diplomatiques, aux suicides d’Autrichiens ayant précédé ce jour et dont la presse cessa de se faire l’écho. Au dîner que donna Chamberlain ce soir-là à Londres en présence de Ribbentrop, lequel, abusant de la politesse de son hôte, retarda la réponse britannique à l’Anschluss. Il raconte aussi comment les panzers (« blindés »), réputés infaillibles, ayant construit la légende d’un IIIe Reich aussi efficace qu’abominable, tombèrent en panne à peine la frontière franchie…

Peu importent les catégories littéraires, la date de publication, les prédictions en tout genre : c’est un texte fulgurant, d’une très longue portée en dépit de sa brièveté, que les Goncourt ont fait le choix de couronner.