« Ink » fait salle comble à Londres depuis le mois de juin. Ici Bertie Carvel (à g.) dans le rôle de Rupert Murdoch, et Richard Coyle dans celui du rédacteur en chef Larry Lamb. / Marc Bremer

Il existe dans le monde anglo-saxon une figure semi-mythique répondant au nom de Rupert Murdoch. Ami de Donald Trump, inventeur de Fox News, propriétaire du Sun, autrefois courtisé assidûment par Tony Blair, l’octogénaire australien aux quatre mariages incarne le mal absolu, le magnat de la presse dans sa toute-puissance, influençant les gouvernements, intimidant ses détracteurs, poussant les journalistes à utiliser les pires méthodes, quitte à tomber dans l’illégalité.

Le très talentueux auteur britannique James Graham a choisi de revenir aux origines du mythe, avec Ink, une pièce de théâtre qui fait salle comble au Théâtre Duke of York’s, au cœur du West End de Londres, depuis ses débuts en juin. Hypnotisée par le sujet, la presse britannique a salué le résultat, multipliant les critiques dithyrambiques.

Tous les moyens sont bons

Nous sommes en 1969. L’homme d’affaires australien vient d’acheter le Sun, l’un des quotidiens les moins vendus du Royaume-Uni, très loin derrière le leader intouchable de l’époque, le Daily Mirror et ses cinq millions d’exemplaires. En l’espace d’un an, le futur magnat va réussir l’impossible et, sous l’impulsion de son très combatif rédacteur en chef Larry Lamb, son tabloïd devient le premier du pays. Tous les moyens pour y parvenir sont bons. Les titres racoleurs, les histoires salaces, l’introduction de la fameuse page 3, avec sa pin-up seins nus, un scandale à l’époque… Avec moins de journalistes que ses concurrents, le Sun réinvente un genre journalistique, alors que la révolution des mœurs commence à changer en profondeur le Royaume-Uni.

Pour la première fois, un quotidien ose consacrer de longues pages à ce qu’il se passe à la télévision, au lieu de traiter le petit écran comme un concurrent. Le sport évite les comptes rendus de match arides pour raconter les histoires des joueurs dans les coulisses. La météo – obsession britannique – est mise en page 2 plutôt qu’enterrée au fond du journal, l’horoscope est développé, et le tout est enrobé d’énormément d’humour. Ce n’est pas sérieux, les faits sont rarement vérifiés, la déontologie est complètement absente. Qu’importe, « ça sert à emballer le poisson le lendemain », rappelle Larry Lamb.

Une revanche sur l’élite anglaise

Tout l’intérêt de la pièce de théâtre est d’éviter la caricature, faisant de Rupert Murdoch un personnage à la fois complexe et visionnaire. Son obsession est de prendre sa revanche sur l’élite anglaise, qui l’a regardé de haut quand il a hérité d’un petit quotidien australien à la mort de son père.

Il rêve de détruire les conventions et de mettre fin à la déférence envers les riches et puissants… Il ne jure que par une chose : apporter aux Britanniques ce qu’ils veulent lire. Et tant pis si ce sont des jeux-concours et des scandales montés de toutes pièces. L’expression « fake news » n’avait pas encore été inventée, mais elle était faite pour ce journal.

La conception de ce tabloïd d’un genre nouveau n’est d’ailleurs pas sans rappeler le lancement de nouveaux sites Internet ces dernières années, qui ont taillé des croupières aux journaux établis – dont le Sun – avec des moyens initialement bien inférieurs. Aujourd’hui, ce dernier n’est plus que l’ombre de son ancienne gloire, même s’il vend toujours 1,5 million d’exemplaires par jour. C’est sans doute pour cela que, dans une mise en abyme involontaire, l’élite britannique s’est ruée pour voir cette pièce. Dans la salle du théâtre Duke of York’s, les lecteurs du Sun ne semblent pas être nombreux, à en juger par les colliers de perles et les blazers bleu marine. L’équipe du Sun de 1969 n’aurait pas manqué de relever cette ironie.