Des A380, A350 et A320 volent-ils avec des pièces défectueuses ? La question se pose après les témoignages recueillis par Le Monde auprès de salariés d’un sous-traitant du groupe Airbus, la Société nouvelle d’eugénisation des métaux (SNEM), installée à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et spécialisé dans le traitement de surface de pièces en acier, alliage d’aluminium et titane.

Ils décrivent des pratiques frauduleuses dans le processus de contrôle des pièces mécaniques que la SNEM traite pour le groupe aéronautique européen depuis plus de vingt-cinq ans. Jusque fin 2014, l’entreprise n’aurait pas respecté les règles en matière de contrôle non destructif (CND), une opération pourtant essentielle en termes de sécurité – elle consiste à vérifier l’état d’intégrité d’une pièce grâce, notamment, à la méthode dite du ressuage qui permet de révéler la présence d’éventuelles fissures par application d’un liquide fluorescent.

« Normalement, toutes les pièces doivent être soumises à un CND, explique Nasser Touenti qui, contrairement à ses autres collègues, témoigne à visage découvert. J’ai passé dix-sept ans à la SNEM et je n’ai jamais vu un ressuage se faire correctement. » Et d’énumérer : « des encadrements de hublot, des bras de porte, des poutres 12 heures… ne passaient jamais en ressuage ». Pire, il assure que pendant des années, on lui a demandé d’apposer sur les pièces le cachet censé attester que le CND avait bien été effectué. « Le contrôleur m’avait donné son cachet pour que je le fasse à sa place », raconte M. Touenti qui, en tant que metteur en bain, n’était pas habilité. Seuls les agents formés et certifiés par le comité sectoriel aérospatial de la confédération française des essais non destructifs (Cosac) ont cette prérogative.

Un courrier en forme d’aveu

Ces pratiques auraient duré jusque fin 2014. Alerté sur la gravité des faits par un nouveau contrôleur qui refuse de se prêter au jeu, M. Touenti écrit le 1er décembre 2014 au gérant de la SNEM, Mourad Gaham pour dénoncer la supercherie et « ne pas être tenu responsable d’une manœuvre qui pourrait être réprimandée par la loi ».

La réponse ne se fait pas attendre. Trois jours plus tard, M. Gaham écrit : « Après nous être renseignés auprès de vos responsables sur la pratique que vous dénoncez, nous vous informons avoir donné l’instruction de cesser d’utiliser le cachet du contrôleur certifié pour déclarer toute pièce qu’il n’aurait pas examinée ». Un courrier en forme d’aveu dont Le Monde s’est procuré une copie. Le président de la SNEM n’a pas répondu à nos sollicitations.

Pour M. Touenti, c’est parce qu’il a osé dénoncer ces agissements qu’il a été licencié le 16 octobre pour « faute grave ». Soutenu par le syndicat Solidaires, il devait saisir le Conseil de prud’hommes de Bobigny, mardi 7 novembre, pour licenciement abusif.

Pour l’ancien metteur en bain de la SNEM, l’intérêt de la fraude était d’ordre économique. « Le ressuage nécessite des produits très chers, rappelle-t-il. Une pièce qu’une boîte concurrente facturait cinq euros, nous on la faisait à un euro. » Un document de synthèse montre que le nombre de pièces qui sort de la SNEM s’effondre lorsque semblent cesser ces pratiques. Ainsi, avant 2014, les bons de commandes pouvaient dépasser 60 000 pièces par mois. En 2017, ils atteignent péniblement 20 000.

Un produit chimique cancérogène

Placée en plan de sauvegarde depuis août, la SNEM, qui emploie douze personnes, est aussi dans le collimateur de la préfecture qui l’a mise en demeure de réaliser plusieurs travaux de mise aux normes avant le 13 novembre.

Selon les dernières données du Registre des émissions polluantes, elle déclarait produire plus de 37 tonnes de « déchets dangereux » en 2015. Depuis la rentrée, des parents d’élèves du groupe scolaire Jules-Ferry, situé à moins de 50 mètres, mais aussi des riverains réclament sa fermeture par principe de précaution. Comme Le Monde l’avait révélé dans son édition du 1er juillet, l’entreprise continue notamment d’utiliser du chrome 6, un produit classé cancérogène dont l’utilisation est interdite depuis le 21 septembre par le règlement européen Reach mais pour lequel Airbus a obtenu une dérogation.

Contacté par Le Monde, le groupe aéronautique n’a pas souhaité faire de commentaires. Après un premier audit réalisé fin juillet après nos révélations, Airbus a pourtant effectué un nouvel audit fin octobre. « Même s’il y a encore des choses à formaliser, la SNEM est en train de se mettre en conformité avec Reach et un nouveau responsable qualité a été embauché », indique une source proche du dossier qui assure ne pas avoir été alertée sur des problèmes de contrôle des pièces.