Braver une déferlante de terre, une tempête de sons et de gestes, un coup d’effroi. Défier Le Sacre du Printemps, d’Igor Stravinsky, dans la version créée en 1975 par Pina Bausch (1940-2009), est un combat. A chaque reprise de cette pièce dans un programme mixte au Palais Garnier, à Paris, le risque d’être pulvérisé, laminé, tombe comme un couperet sur les autres ballets qui partagent l’affiche. Lorsqu’un chef-d’œuvre se double d’un monstre musical et chorégraphique, sauve qui peut !

A l’affiche depuis le 25 octobre aux côtés du Sacre, Agon (1957), de George Balanchine (1904-1983), sur du Stravinsky, et Grand Miroir, une création du Japonais Saburo Teshigawara, sur une musique du compositeur et chef finlandais Esa-Pekka Salonen, ont lancé des éclairs. Dans l’interprétation du Ballet de l’Opéra national de Paris, les trois pièces ont secoué les tirelires de la virtuosité, prouvant une fois de plus la vitalité de la troupe. Classique kaléidoscopique chez Balanchine ; tourbillon anti-gravitaire de Teshigawara ; élan strictement torsadé pour Bausch. Avec d’étonnants points communs : des séquences gestuelles unisexes qui nouent dans le même flux hommes et femmes. Quant aux partitions musicales, elles multiplient les cassures de rythmes, escaladant des sommets pour chuter sec sur des paliers de faux calme. Surprise et suspense. Autant de glissements de terrain que les danseurs ont su négocier avec habileté.

Dix danseurs peints des pieds à la tête

Dans Grand Miroir, Saburo Teshigawara ouvre le robinet à une violente effusion sur l’épatant Violin Concerto, de Salonen. Dix danseurs peints des pieds à la tête comme des idoles se débobinent à toute allure sur scène. Poids de la tête qui entraîne le buste lui-même emporté par l’inertie des bras qui battent l’air, les corps semblent se propulser d’eux-mêmes. L’écriture organique de Teshigawara s’électrise et tremble. Happée par la tension dramatique acérée et ultra-rapide de la musique, elle dialogue pied à pied avec ses sautes d’humeurs extrêmes. Un challenge si intense qu’il a fait (un peu trop) dégouliner la peinture sur les visages des dix interprètes.

Même musicalité écharpée avec Agon (« combat » en grec), commande de Balanchine, alors chorégraphe au New York City Ballet, à Stravinsky. Cet exercice formel redoutable pour douze interprètes est un palpitant jeu de segments beau comme un mikado dansé. La ligne académique se brise à coups de chevilles et poignets retournés, de portés incroyables comme le fameux duo au cours duquel un danseur arcbouté au sol tient à bout de bras sa partenaire dans une arabesque à 180 degrés. Tout file vite. Sous influence de danses de cour du XVIIe siècle, Balanchine a tricoté serré les pas de trois, de deux, les jeux en miroir au gré de géométries innattendues. Il s’est aussi amusé à faire ricocher le mouvement d’un danseur à l’autre comme un phénomène d’effet-retard impeccablement réglé. La sensation parfois de déplier un flip book est palpable et rend Agon magnétique.

Des blocs de nerfs

Et Le Sacre ! Remonté pour la compagnie par Jo-Ann Endicott, interprète historique de Pina Bausch, il n’a jamais été aussi impérieux dans sa forme et son sens, tombant sans un faux pli sur sa chape de terre. Dix-sept femmes et dix-sept hommes aux aguets sont piégés dans un rituel mortel dont ils connaissent l’issue. Les deux groupes se tournent autour, blocs de nerfs se déplaçant comme une architecture vivante.

La rondeur et le graphisme des gestes s’articulent à la seconde dans un coup de tête ; les battements de jambes dégagent comme des ruades ; les grands pliés s’enfoncent dans le sol. Chaque détail gestuel est vissé sur des changements de rythmes. Sur fond de barrissements cuivrés, de coups de feu percussifs, la terre explose et avale cette tribu dévastée. Un séisme est passé et on en redemande.

« Balanchine/Teshigawara/Bausch ». Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier, Paris 9e. Jusqu’au 16 novembre. 19 h 30. De 10 € à 121 €. www.operadeparis.fr